Sa fureur s'était teintée d'une étrange exultation et d'un pas alourdi, elle traversa de nouveau le pavillon médical à moitié désert. Le mal de crâne lui martelait la tête jusqu'à la nuque et elle avait passé la dernière heure à crier, courir et faire semblant d'écouter les explications décousues de Gebbert, de Jensen et puis enfin de Krauss.
« Les escaliers », lui avait confié Gebbert alors qu'elle s'outrait de l'état de Jensen, tenant à peine debout, un pied démoli jusqu'au sang, « il l'a envoyé valdinguer dans les escaliers » ; « ce fils de chien », avait-il ajouté, sombre, ce qui ne lui ressemblait pas. Nina avait couru, encore, jusqu'à tomber sur Krauss et son air plus dépassé que d'habitude et il lui avait expliqué, dans les détails, et alors, elle avait cru exploser. Elle marchait donc, d'un pas rapide, se retenant de tout briser sur son passage, s'intimant de se calmer.
— Où il est ? hurla-t-elle sur la pauvre infirmière Karolina, qui en fit tomber la liasse qu'elle transportait. Où ?
Agenouillée pour ramasser son désastre, elle se contenta de pincer la bouche et de marmonner « dans son bureau » sans la regarder. Nina inspira bruyamment avant d'effectuer un demi-tour brusque. La porte vitrée était close. Étouffant une exclamation de rage, elle arracha l'affichette comique que Bruno y avait collée, la froissa entre ses doigts avant de la jeter au sol et puis, elle entra sans prendre la peine de s'annoncer.
— J'ai toujours pas d'aspirine à vous donner, lui dit von Falkenstein alors qu'elle rentrait dans son sanctuaire pour la seconde fois de la journée.
Il se tenait debout près de la fenêtre grande ouverte, à moitié plié pour s'appuyer sur le rebord, en plein milieu d'un courant d'air froid. Entièrement absorbé par le vide extérieur, il en avait oublié sa cigarette, qui se consumait lentement entre ses doigts. Ses traits étaient tirés, il ne semblait pas avoir beaucoup dormi récemment et dans la lumière blanche qui tombait à la perpendiculaire, Nina distinguait les cernes qui lui mangeaient le regard. Comme d'habitude, il était rasé de près, la mise impeccable, ceinturon bien serré autour de la taille, baudrier en cuir tendu par-dessus l'épaule, veston cintré, pantalon repassé. Tout était parfait, rien ne dépassait ni ne baillait. Son uniforme couleur de suie tranchait sur le fond pâle, tranquille et plutôt agréable de cette pièce silencieuse. Même à plus de deux mètres, Nina sentait l'odeur de ses bottes si propres qu'elles en luisaient. Cirage. Graisse de phoque. Cela avait une puanteur suave, musquée, si collante qu'elle en devenait presque solide, se mêlant à celle de la coûteuse lessive qui imprégnait sa tenue si ajustée. Mis à part quand il sortait courir, Nina ne l'avait jamais vu en tenue civile. Dieu qu'elle le détestait ! Il y avait quelque chose en lui qui lui donnait des sueurs froides, et ce n'était pas son attitude guindée, ni son costume passepoilé d'argent, ni son dos bien droit, ni même ses sourires constants, si expressifs, si solaires, qui contrastaient tellement avec ce qu'il représentait pour elle : l'apogée d'un monde qui s'éteint en fanfare – non, ce n'était rien de tout cela. Ce qui rendait véritablement Nina malade, c'est que malgré les scandales qu'elle orchestrait à chaque fois qu'ils s'engueulaient, elle savait que von Falkenstein avait gagné. Depuis son arrivée, elle passait son temps à retourner ses discours sur hygiène raciale dans son esprit des nuits durant. Elle rêvait qu'elle se retrouvait sur la même table d'acier que le cadavre de Bereznevo et quand elle se réveillait, elle s'empressait de tâter son ventre pour y déceler la cicatrice qu'y aurait laissé l'intervention. Elle cauchemardait sur son abdomen distendu par la grossesse, dans un mélange de joie et de dégoût qui lui donnait envie de s'écorcher vive. Elle ne pouvait passer devant une affiche vantant l'ouverture d'un Lebensborn sans que la tête ne lui tourne. Von Falkenstein avait gagné car il lui avait fallu très peu de temps pour déceler sa plus grande honte et il s'était employé à anéantir toute sa carapace avec sa désinvolture glaçante et ç'avait marché.
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S U A H N I E B
Ficción histórica1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...