6 Ania

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Elle mit une bonne semaine avant d'accepter de remettre les pieds dehors. Anneliese ne se formalisa aucunement de son attitude. Elle la laissa pleurer dans le lit de tout son saoul, chaque matin, jusqu'à ce qu'épuisée, elle ne plonge dans l'apathie et le sommeil. Elle la forçait à prendre une douche par jour, la déshabillant et la savonnant parfois elle-même. Un soir, elle céda même à ses multiples suppliques et revint avec un petit flacon rempli d'une substance trouble et, à l'aide d'une pipette, elle fit tomber deux gouttes amères sur sa langue tendue. Elle refusa de lui expliquer ce qu'était le Véronal, mais Ania se sentit bien mieux le lendemain ; mieux au point de se lever avant midi et de manger un peu en bavardant avec elle. Elle savait que sans Anneliese et sans ce médicament, elle se serait jetée sur la première occasion pour s'aider à mourir, car Anneliese ne pouvait la surveiller en permanence, pas avec Nina à l'infirmerie et qui avait bien plus besoin de son amie qu'elle. Ania avait voulu rouvrir ses anciennes cicatrices d'une manière définitive, mais quand Anneliese n'était pas là, c'était le chat qui l'avait fait changer d'avis. Depuis quelques jours, il s'introduisait dans la chambre à chaque fois qu'il le pouvait. Il dormait alors avec elles, lové contré Ania, elle-même lovée contre le dos d'Anneliese et cette chaleur conjuguée l'empêchait de défaillir complètement.

À force de la harceler avec les bienfaits du grand air, de l'exercice et le retour timide du beau temps, Anneliese parvint peu à peu à la persuader de les accompagner, Dahlke et elle, au hameau adjacent. Ania monta dans la voiturette empruntée au mince parc automobile de l'Institut, sentant une joie discrète lui saisir le cœur à la simple idée de quitter ces murs, même l'espace d'une courte après-midi. Elle n'avait été à Illwickersheim qu'à deux reprises, pour le marché de Noël et pour passer la nouvelle année dans l'unique auberge-hôtel du village. De cette dernière escapade, elle ne conservait qu'un souvenir amer et terrible.

Ce début du mois de mai avait fait refleurir toute la place centrale. Une vie tout à fait ordinaire animait la bourgade, dans un décalage surréaliste avec ce qu'elle connaissait de l'Institut, pourtant si proche.

Elle essaya de s'en imprégner jusqu'à l'oubli. Elle ne voulait pas repenser à la première casemate en bois, encore dépourvue de toiture, que les prisonniers avaient achevé de construire, ni à l'épaisse section de grille barbelée qu'ils étaient en train de hisser à la verticale alors qu'elle sortait du bloc médical en compagnie d'Anneliese ; elle ne voulait pas repenser aux aboiements des chiens de garde et à leurs propriétaires postés autour d'eux en permanence, ni au visage exsangue de Nina, allongée dans un lit triste au sein d'une pièce plus triste encore malgré la profusion de fleurs et dont le corps inerte était toiletté au quotidien par Anneliese et Karolina. Elle n'ouvrait jamais les yeux plus de quelques minutes et quand elle le faisait, elle se mettait toujours à pleurer, mais Ania avait entendu le docteur Hoffmann affirmer que c'était normal, qu'elle était hors de danger désormais, bien qu'encore secouée.

Quant à von Falkenstein, elle ne lui avait pas parlé, ni même vu depuis la nuit de l'arrivée de la Liebstandarte. En passant dans la coursive avec Anneliese, elle n'avait trouvé que la porte close de son bureau et n'avait osé poser plus de questions à son amie. La seule bribe d'information qu'Anneliese daigna de lui communiquer à son sujet était qu'Hoffmann et lui s'étaient violemment disputés, à propos d'une obscure affaire d'insubordination. Ania s'en fichait pas mal. Elle se demandait juste si cet énième traitement par le silence allait encore durer longtemps, car il la terrifiait encore plus que les réminiscences vivides des exécutions qui la hantaient chaque nuit depuis. Il s'agissait là d'une dépendance affective obsessionnelle, malsaine, et le reconnaître ne l'aidait en rien, ça ne lui permettait pas de se sentir mieux, alors elle s'était résolue à ne plus essayer de s'en défaire et à subir.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant