19 Hans

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Rasant les cimes à travers une ligne de nuages jaunâtres, le jour se levait à peine et jamais le bâtiment principal ne lui avait paru aussi loin. Depuis qu'il avait quitté le lazaret, il avançait d'un pas parfaitement régulier, mécanique, s'empêchant de lever les yeux plus que nécessaire, concentré sur le mouvement. Il n'avait pas pris de chemin alternatif. Il avançait droit sur le manoir, la tête bien haute. De temps en temps, une balle traversait l'air en sifflant, loin au-dessus, déchiquetant les feuilles des peupliers dans sa course démente. Il devait alors s'empêcher de tressaillir et de se retourner pour vérifier si l'Obersturmbannführer avait visé juste malgré la luminosité encore toute relative. Vogt n'allait pas tarder à avoir le soleil dans les yeux, même si ce n'était qu'en biais.

De la cocaïne, avait dit Katzer.

Vogt le convoquait alors qu'il s'était probablement bourré le pif à l'en faire saigner, planté sur large balcon quelque part sur les hauteurs du manoir et armé d'une carabine en noyer. C'était d'un absurde cauchemardesque. Il n'avait pas refusé alors qu'il était sur le point de se pisser dessus de terreur. Son corps était en passe de le lâcher, tout comme sur le lac gelé en Ukraine. À la place de l'allée gravillonnée, il imagina les glaces friables crisser sous les clous de ses semelles et son allure ne varia pas d'un iota.

Arrivé au bout de l'allée, qui lui avait paru interminable, il ne put se retenir de scruter les toits compliqués du manoir, leurs tourelles bardées d'ogives, les rambardes ornementales, les pentes et les angles remplis d'ombres en dentelle. Tout était silencieux. Il s'arrêta, portant la main à sa visière pour l'abaisser au maximum avant de relever la tête. Il ignorait dans quelle partie logeait Vogt. La cour s'ouvrait devant lui, cernée par les ailes rectangulaires du bâtiment, aveugle et haute comme une cage à lapin ouverte. Un bref éclat illumina le toit de droite, aussi vif qu'un oiseau prenant son envol, l'obligeant à plisser des yeux.

Ainsi, il s'était installé à l'extrémité est. Cette position lui ouvrait une perspective plutôt dégagée sur l'allée et la cour empoussiérée du camp au loin. C'est à peine s'il parvenait à deviner sa silhouette tassée en travers du parapet. Une intuition étrange lui souffla que Vogt était en train de le fixer à travers le jeu de lentilles et il leva une main pour le saluer avant de se remettre en marche. Il lui suffisait de traverser la cour pour se retrouver enfin hors de portée, protégé par le renflement triangulaire du toit. Il s'y employa sans se presser. Quelque chose lui disait de ne surtout pas accélérer le pas. Cette convocation aux allures d'embuscade était une atroce manière de le tester. Vogt ne l'avait jamais apprécié et il était visiblement intoxiqué jusqu'à la moelle, il n'était plus lui-même ; il fallait être dans un profond délire pour s'amuser à faire ce qu'il faisait. Il ignorait ce qu'il essayait de lui prouver. Qu'il était capable de tirer de sang froid sur une autre personne ? De ça, il en avait déjà eu la preuve. Alors quoi ? Qu'il avait intérêt à se tenir à carreau ? Qu'il n'en avait rien à foutre de descendre un minable chargé d'hygiène raciale terré dans un dispensaire tout aussi insignifiant en plein milieu des bois ? D'abord, le nouveau portail, puis la soldatesque grouillante, les grilles barbelées, la Liebstandarte qui lui parlait comme à un sous-fifre et maintenant, cette parodie de traversée d'une zone morte sous le feu ennemi.

Au fond, malgré son uniforme, il était lui aussi relégué au rang de prisonnier et ça ne lui plaisait pas du tout. C'était même terrifiant, que d'être traité comme l'un de ceux-là, et il ne fallait surtout pas que Vogt le voie, ni même le devine à travers sa lunette car sinon, il était foutu. S'il montrait la moindre contrariété, la moindre bribe de peur, c'en était fini de lui et l'Institut se verrait forcé de trouver un autre médecin en chef.

Ignorant la coulée de goudron, il décida de couper par la pelouse. Du coin de l'œil, il aperçut la pointe de lumière pivoter en même temps que lui. Il eut l'impression que son cœur lui remontait dans la gorge et pendant un instant, il eut peur de le recracher dans l'herbe. La terre grasse explosa dans une détonation sèche à quelques mètres devant lui. Un caillou lui heurta le mollet, éraflant le cuir lisse de la botte, lui arrachant enfin un tressaillement. Il se figea, paralysé. Vogt avait intentionnellement visé à côté, il le savait. Il devait bien se marrer, en le voyant s'arrêter aussi net et en se demandant si le prochain tir taperait lui aussi à côté ou en pleine tête. Il laissa passer une poignée de secondes, le temps de reprendre un rythme cardiaque acceptable. Quand il fit mine de poursuivre, un autre geyser creusa un sillon juste derrière lui et il crut défaillir, trébuchant, se rattrapant au dernier moment mais perdant la casquette dans la manœuvre. La balle suivante se planta entre lui et le képi et il n'osa avancer plus. C'était de la torture pure et simple. Ses oreilles sifflaient. Il n'arrivait plus tellement à réfléchir. Sur le toit, l'éclat devint vitreux, disparût, puis refit surface.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant