14 Gestalt

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À son plus grand désarroi, il se rendit vite compte qu'il les avait sous-estimés. Le vacarme et les hurlements qu'il semait sur son passage eurent tôt fait d'en réveiller la plupart et il ne put les poursuivre tous. Il était lourd, maladroit, et ne courrait pas bien vite. Il se heurtait aux murs, trébuchait, se prenait les pieds dans les tapis, hululait en écorchant les murs, et pourtant, les portes claquaient sur son passage, se verrouillant à double tour. 

S'il se mettait en tête de les dégonder, il y arrivait, bien sûr, atteignant la viande tendre et couinante qui se terrait derrière. Cela lui faisait cependant perdre un temps précieux et tandis qu'il s'échinait à traverser les esquilles de bois, les babines écumantes de rage, les serres tendues, ils en profitaient pour s'enfuir dans son dos, quitte à laisser leurs congénères en pâture à sa rage meurtrière. Il eut beau se précipiter derrière, abandonnant son œuvre de destruction aveugle, ils lui échappèrent en quasi-totalité, qui par les celliers, qui par la porte principale, qui par les fenêtres du rez-de-chaussée dans de grands éclats de verre et des esquilles de rideaux. Le manoir était bien trop vaste pour qu'il puisse en quadriller toute la surface et lorsqu'il se résolut à enfin employer l'arme qui lui battait le flanc, les balles se plantèrent pour la plupart dans le béton des murs ou le mobilier. Il voulut les traquer, mais par où commencer ? Le domaine abritait nombre de cachettes, sans parler de la forêt toute proche. De dépit, il renversa lits et tables, envoya valdinguer les casseroles de cuivre étincelant dans toute la cuisine, démonta le poêle dans une volée de charbons ardents sans que cela ne l'aide en quoi que ce soit. Il lui semblait qu'une voix le narguait en son for intérieur, une voix ténue mais néanmoins perceptible. Peut-être celle de Jensen, secrètement ravi de voir son entreprise démente réduite à l'échec cuisant d'une manière aussi triviale. 

Passés les premiers instants d'ivresse, de colère et de sang conjugués, il se sentait vide, trahi, abandonné ; le Fondamental l'avait privé de ses chuchotements pour ne lui laisser qu'un grésillement atone, un goût d'absence. Il comprit bien vite qu'il avait été victime d'un dernier sursaut, de l'ultime convulsion d'un organisme à l'agonie et quoi qu'il fasse, il était désormais trop tard. Il n'y avait tout simplement plus de Fondamental. Envolé, disparu, dissous dans le néant, dévoré par quelque chose. Quelque chose qu'il sentait pulser tout autour de lui, ramper dans les murs, insidieux et noir et lustré, huileux comme du poison. Cela remplissait l'air et les murs, grondait sous les lattes du parquet, cherchait à s'extraire par les éviers dans un gargouillement d'outre-tombe et soudain les lieux lui parurent étriqués et étouffants, au plafond trop bas et aux murs trop reprochés pour le contenir, lui et sa panique croissante. 

Il abandonna le MP38 à même le sol, où sa masse d'acier clinqua contre les débris de porcelaine coupante et chancela dans le couloir adjacent. Son environnement fondait à vue d'œil, rétrécissant son champ visuel à des bribes et son corps devenait de plus en plus alourdi. Son pas ralentissait au fur et à mesure que l'évidence l'envenimait. Plus de Fondamental. Plus rien à quoi se raccrocher. Ne lui restait plus qu'à sortir, à se traîner au-delà des murs, vers le trou où brasillaient encore de maigres restes de ce qui avait autrefois lui avait donné la vie. Tant pis pour la sorcière. Elle était hors de son atteinte depuis des jours. Massacrer ses semblables ne la ramènerait pas, comme cela ne ramènerait pas le Fondamental. Il avait été idiot de l'espérer, il s'était emporté, avait renié sa propre nature pour prendre celle de la gestalt et tout cela pour quoi ? De la mort, de la douleur, un soulagement temporaire, une satisfaction passagère qui l'avait laissé lessivé, désœuvré, désespéré.

Et derrière l'absence du Fondamental poissait une chose nouvelle, une chose affreuse, et il comprit qu'elle s'était jouée de lui en se poudrant et en se dissimulant. Elle lui avait fait croire qu'il pouvait tout réparer, que tout serait simple une fois la sorcière enfouie dans l'oubli. Idiot qu'il était, il y avait cru. Il y avait cru durant quelques heures, des heures merveilleuses durant lesquelles il s'était trouvé invincible et déterminé.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant