18 Ania

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Cette nuit-là, elle pleura beaucoup et en silence, se mordant l'intérieur de la bouche jusqu'au sang pour ne pas réveiller Anneliese. Elle avait été bien stupide de croire que sa persécution prendrait fin une fois l'Institut loin derrière elle. Pendant une heureuse dizaine de jours, elle s'était persuadée qu'elle pouvait enfin avoir le droit à une existence normale. Une vie banale où personne ne lui ordonnerait de se servir des ombres pour commettre des atrocités. Avec amertume, elle en regretta d'avoir échappé aux pattes visqueuses du monstre qu'avait pris la place de Jensen. Morte, elle aurait perdu tout intérêt à leurs yeux. Morte, elle ne leur servait plus à rien et ç'aurait été pour le mieux. Cette pensée ne cessa de la tourmenter que tard, l'épuisant bien après la minuit et elle ferma enfin ses paupières engluées pour sombrer dans le sommeil. Une ou deux heures plus tard, un déchaînement de coups contre la porte de la chambre qu'Anneliese et elle partageaient la tira de son rêve agité. Elle remua dans son lit, s'installant sur le côté sans pour autant se lever et aller ouvrir. Marmonnant quelque malédiction à voix basse, Anneliese émergea de sa couche, complètement échevelée. Au plus grand soulagement d'Ania, elle s'abstint d'allumer sa lampe de chevet. Déverrouillée à tâtons par Anneliese, la vieille porte s'ouvrit en craquant, déversant un mince rai de lumière jaune qui s'arrêta non loin de sa paillasse. Il était déjà arrivé que son amie soit dérangée en plein sommeil, car on l'appelait de toute urgence sur un malheureux incident nocturne.

Elle s'apprêta donc à s'endormir, n'entendant guère ce qui se chuchotait au seuil de la cellule. L'instant d'après, Anneliese s'approchait d'elle pour la secouer gentiment par l'épaule et elle sentit une mèche de ses cheveux défaits lui chatouiller la joue. Ce contact furtif lui donna une furieuse envie de pleurer.

— Je suis désolée, lui murmura Anneliese. Il faut que tu te lèves.

Ravalant son sanglot de désespoir, Ania rejeta les couvertures. Anneliese se décida à allumer une loupiotte pour lui permettre de s'habiller autrement qu'à tâtons. La porte d'entrée entrouverte laissait toujours filtrer la lumière du couloir et elle évita de regarder dans cette direction-là.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en s'asseyant sur le matelas pour enfiler ses collants en laine sans risquer la chute.

— Je ne sais pas, avoua Anneliese, qui s'était également assise pour se frotter les yeux. Dépêche-toi, s'il te plaît.

— Est-ce que tu viens avec moi ?

— Non, soupira-t-elle. Non, pas que je sache.

Cela lui fit l'effet d'une pierre sur l'estomac. Les gestes encore gourds de sommeil, elle termina de boutonner son chemiser avant d'enfiler son cardigan et ses chaussures. Elle n'entendit pas Anneliese lui dire aurevoir et se demanda si elle la reverrait un jour.

Von Falkenstein l'attendait dans l'étroit vestibule. Si elle se fiait à ses traits tirés et à sa moue pincée par la lassitude, il était tout aussi fatigué qu'elle.

— Vogt a envoyé son chauffeur, lui signala-t-il sans détours.

Plié à la va-vite sur son bras, son manteau de dotation pendait en désordre dans le vide et sa cravate avait disparu, mais de toute évidence, il n'avait pas été tiré du lit à une heure indue, contrairement à elle.

— Allez, plus vite, dit-il alors qu'elle lambinait à décrocher sa veste pour l'enfiler. Ce n'est pas le genre qui aime attendre.

Ania s'exécuta sans broncher. Protester était futile et ne ferait que l'énerver – elle en avait eu son compte pour aujourd'hui. Comme de coutume, elle s'efforça de ne pas le lâcher d'une semelle. Entre minuit et cinq heures du matin, le Marienhospital tombait dans une relative quiétude de couloirs et de pièces vides, l'éclairage réduit au minimum nécessaire, si on excluait toutefois la portion du bâtiment principal réservée aux urgences. Le hall d'admission était désert ou presque, car seul un secrétaire s'y trouvait, bien à l'abri dans son cagibi en compagnie d'une radio diffusant un discret concert nocturne. La grande horloge près de l'affiche jaune qu'Ania avait remarquée dès son arrivée indiquait une heure du matin. Elle descendit la large volée de marches du parvis à la suite de von Falkenstein, cramponnée à la rampe pour ne pas glisser sur le granit savonneux d'humidité. Parvenu en bas, il s'arrêta un instant pour se parer de son manteau car le fond de l'air était glacial. Dans la cour de gravier et de sable, nulle trace d'un quelconque chauffeur ou même d'une voiture. Ania se surprit à espérer que l'envoyé de Vogt, lassé de les attendre, soit parti.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant