4 Brnuo

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Il avait supporté les trois derniers mois avec philosophie. Il avait essayé de se dire que, malgré tout, le docteur Krauss n'allait pas s'enliser dans l'échec. Il avait consciemment ignoré l'air de plus en plus perdu et las que ce dernier arborait lors des séances clandestines qu'ils organisaient dans l'amphithéâtre du département d'archéologie.

Dieu seul savait à quel point il avait été patient.

Il avait eu le bras cassé, il avait enduré ce satané plâtre et les démangeaisons qui allaient avec durant de nombreuses semaines, incapable d'écrire ou même d'allumer correctement sa pipe. Et ce fichu Comité de Sciences Paranaturelles n'avait pas avancé d'un millimètre. Krauss se contentait de demander à la gamine de casser des meubles devant une caméra, ou de crever quelques lapins. Depuis le monumental esclandre qui lui avait coûté sa précieuse table basse, Krauss se bornait à conserver un rôle d'observation passive et Bruno avait commencé à vriller d'impatience à ce moment-là. Selon lui, Krauss passait à côté de l'essentiel.

Bien entendu, Nina avait eu suffisamment de temps pour élaborer une première ébauche théorique, mais celle-ci était si loufoque qu'il avait à peine pris la peine de l'écouter. Selon elle, le bojeglaz n'était qu'une infection de la psyché, si virulente qu'elle avait réussi à se matérialiser ; une forme de somatisation terminale capable d'agir sur l'environnement extérieur, y compris sur les objets et les individus. Elle l'avait nommée aegri somnia, les rêves malades et avait même rédigé un article sur le sujet dont Krauss avait immédiatement refusé la publication. En l'état, cette supposition se révélait intéressante dans son approche, bien qu'elle comportât un nombre incalculable de lacunes. La première et non des moindres, c'est que Nina n'avait absolument aucune explication logique sur le fait que cette ennuyeuse gamine puisse voir les manifestations éthérées qu'elle nommait « ombres » ; pire, qu'elle soit capable de les commander comme un marionnettiste guiderait ses pantins.

Bruno avait toujours plus ou moins méprisé la psychiatrie et leurs délires de la souffrance de l'âme ; pour lui, les affections de l'esprit étaient incurables, quoi que puisse en dire Nina. Il détestait cette propension qu'elle avait à tout ramener à son domaine. Pour Nina, tout le monde était malade de l'intérieur. Une conviction particulièrement ironique, quand on n'était pas sans ignorer ses propres problèmes. Ce qu'elle prêchait, elle était incapable de l'appliquer à elle-même. Malgré toute l'affection qu'il lui portait, il avait arrêté de se voiler la face depuis longtemps : sous ses apparences mordantes et cultivées, Nina finirait par être enfermée. Il n'était guère normal de se refuser aux hommes. Au tout début, il l'avait crue adepte du saphisme et ensuite, grâce à des bribes de confidences, il avait compris que son affliction était bien plus sérieuse. Elle fuyait le moindre contact malgré un corps tout à fait fonctionnel et se savait condamnée à court terme. Bruno était bien placé pour savoir ce que le Reich infligeait aux récalcitrants – quand il était encore là, von Falkenstein ne se privait jamais de le rappeler à tout le monde – et Nina ne méritait pas la stérilisation. Son manque d'entrain quant à la maternité pourrait aisément être résolu par un séjour en Lebensborn. Il lui suffisait d'y éteindre la lumière ou de fermer les yeux le cas échéant, puis de revenir à son poste avec au moins un marmot dans le tiroir, ce qui lui garantirait au moins quelques années de tranquillité. Elle possédait une intelligence brillante, pour une femme. Elle méritait bien mieux qu'un internement. Si seulement elle pouvait s'en rendre compte par elle-même... Il savait que von Falkenstein avait été sur le point de mettre ses menaces à exécution. Il avait retrouvé la demande en fouinant dans son bureau, qu'il avait laissé quasiment intact et depuis, il la gardait précieusement dans son coffre-fort. Il ne manquait plus que la signature de la concernée. Il n'avait pas encore osé aborder ce sujet épineux avec elle. Quand von Falkenstein avait été mis à pied, Bruno s'était décidé de repousser cette conversation fatidique à un moment plus opportun. Il savait que Nina refuserait de se rendre elle-même dans l'une de ses maternités tenues par la SS et ignorait quels arguments employer pour l'en convaincre.

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