Le crépuscule tombant soulignait la moindre imperfection de la terre grossièrement battue et aplanie près des tentes de la Liebstandarte. Les rayons du soleil couchant, rosâtres comme du saumon frais, jouaient sur la peinture mate du camion. Se rendant compte qu'on allait la faire monter dedans par le haillon, la gamine piqua une véritable crise de panique qu'il résolut d'un taquet sec à l'arrière de son crâne. Lorsqu'elle couina sous le coup, il sentit à nouveau une faible traction s'exercer sur ses omoplates, comme si une rafale de vent essayait de le pousser en avant.
Le souvenir de Jensen projeté contre le mur lui revenait régulièrement à l'esprit. Il ne savait pas ce qu'il pourrait bien faire à part hurler, si jamais ça la prenait à nouveau dans le camion. L'assommer serait sans doute la méthode la plus efficace. Ou la terrifier au point de la dissuader de bouger d'un pouce durant les prochains jours. Même si, pour l'instant, sa capacité étrange semblait relever plus du réflexe que d'une action consciente. Ce n'était pas plus mal. Au moins, elle demeurait maîtrisable. Ça ne l'empêchait pas de se sentir nerveux.
Tandis qu'il s'engouffrait à sa suite à l'intérieur du transport, il devina la rage noire que Jensen posait sur lui. Il n'avait visiblement pas apprécié sa manière de la traiter. Cela se devinait encore trop, malgré les efforts manifestes qu'il déployait pour le masquer. Cette sensiblerie déplacée l'irritait au plus haut point. Ce même crétin avait froidement descendu le frère de cette engeance et montait désormais tout un drame pour quelques coups de bottes. C'était stupide, même venant de sa part. Incompréhensible. Jensen n'était pas fiable. Et c'était ça qu'on mettait à la tête d'un groupe d'épuration ? Un foutu sentimental, un mauvais SS. S'il s'ennuyait durant le trajet, il se promit de le lui faire remarquer.
Tandis que Jensen se chargeait de tracter leurs cantines et leurs sacs sous les bancs, il s'installa pile face à la gamine. La tête inclinée sur la poitrine, emmaillotée dans la vareuse étrangère, elle était en piteux état. Petite, un mètre cinquante ou cinquante-cinq, pas plus, sa frêle constitution se retrouvait d'autant plus empirée par le manque de nourriture, la dotant de membres maigres et anguleux qui lui donnaient l'air d'un pantin triste. Avec ses cheveux ternes dont le blond disparaissait sous la crasse, son nez légèrement retroussé et ses grands yeux bleus, elle regardait le monde d'un air prématurément vieilli. Le sang qui maculait sa bouche avait fini de couler et commençait à former une croûte sur son menton. Ses paupières étaient rouges et empâtées par les larmes.
Von Falkenstein repensa à la terreur panique qui l'avait envahie à la vue du camion. Dans quelle sorte de misère crasse d'ignorance avait-elle bien pu grandir ? Ce qu'il avait vu de la famille Kupchenko, entre la croix et l'isolement, était suffisant pour s'imaginer le pire. Avait-elle cru enfin s'échapper de cette vie minable en fuyant en Pologne avec son frère ? Dommage pour elle que la guerre ait été déclarée cette année-ci.
— Entre nous, je t'ai rendu service, lui dit-il. Quand le bovin stupide que t'appelais père s'est mis à gueuler parce qu'il ne supportait pas de voir ta mère pisser le sang, je veux dire. Ça m'a tellement saoulé que j'ai appuyé. C'était immonde, y avait de la cervelle plein le sol, mais au moins, il hurlait plus. Crois-moi, c'est pour le mieux.
Elle leva le regard à travers ses cheveux sales. Il n'y rencontra que le vide. Un hématome commençait à apparaître sur une de ses joues, là où il l'avait frappée à plusieurs reprises. Elle ne répondit pas, conservant son air buté. Trop meurtrie pour se formaliser d'une quelconque manière, probablement. Dommage. Il réessaya tout de même. Képi sous le bras, jambes écartées afin d'occuper le maximum d'espace, il mima une arme à feu avec sa main libre.
— Piou et piou et piou, imita-t-il le chuintement d'un percuteur, faisant tressauter son poignet avec un réalisme saisissant. Adieu, les Kupchenko.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...