5 Anneliese

20 6 5
                                    

S'il y avait bien une chose qui l'avait perturbée la veille, c'était les insinuations de von Falkenstein à propos de son nom de famille. Il se trompait, bien sûr, elle n'était pas Juive, mais elle ne s'appelait pas vraiment DeWitt, pas plus qu'Anneliese d'ailleurs. Ses vrais papiers d'identité, qu'elle avait brûlés depuis longtemps, la désignaient en tant qu'Amelia Schneider, alors étudiante en médecine à Berlin. Le souci principal d'Amelia Schneider était son appartenance au parti communiste allemand, enfin plutôt, de ce qu'il en restait après son interdiction. Elevée par deux parents cocos purs et durs, disparus peu après son entrée en faculté de médecine, elle avait rejoint le regroupement du Ruban Rouge à l'âge de vingt et un an. Ce n'était rien de plus qu'un club plus clandestin que les autres, composé principalement d'autres jeunes que la prise de pouvoir fasciste hérissait au point de placarder des affichettes ou de peindre des slogans une fois la nuit tombée. Rien de bien transcendant, ou de très dangereux, en somme. Cela ne l'avait pas empêchée de se sentir utile et rebelle. Protester lui avait fait le plus grand bien, elle dont les deux géniteurs s'étaient volatilisés du jour au lendemain sans un mot ou même une lettre. Ils avaient toujours rêvé de rejoindre le paradis qui se trouvait à l'est. C'était la version officielle livrée par les voisins. Elle connaissait l'abjecte vérité. Ils les avaient amenés, comme ils l'avaient fait avec tous ceux qu'on identifiait comme traîtres à la patrie, et elle n'était pas près de les revoir. Peut-être étaient-ils morts. Elle n'avait jamais cherché à le savoir, se tenant le plus loin possible de leurs connaissances, de peur de se faire moucharder.

Cette terreur d'être constamment surveillée, pistée, jugée, l'avait paradoxalement encouragée à rejoindre le Ruban Rouge. Une cellule étudiante socialiste, donc, habilement déguisée en loge ; après tout, celles-ci grouillaient dans toutes les facultés et les nazis avaient déjà fort à faire avec les francs-maçons en Lettres pour harceler un groupe d'études de sept membres. La médecine étant le domaine le plus parasité par les idées eugénistes du Parti, ils ne parvinrent à recruter quasiment personne. La dernière à les avoir rejoints s'appelait Anneliese DeWitt, une discrète souris qui avait protesté lorsque le doyen avait sommé tous les étudiants juifs de quitter les lieux. Avant qu'Amelie Schneider ne prenne sa place, elles avaient été plutôt amies. Un jour, elle ne s'était plus présentée à leur réunion hebdomadaire et elle avait senti tout de suite que DeWitt avait parlé. Elle avait filé chez elle, lui avait fait assez peur pour qu'elle avoue. Et dans un moment de panique, de rage, elle l'avait étranglée, à mains nues, avant de l'achever avec un coussin. Ce qui avait suivi demeurait assez flou dans son esprit, bien des années après. Elle se souvenait vaguement avoir retourné tous les tiroirs, s'emparant de son Ahnenpass, de ses documents administratifs prouvant son admission en deuxième année, de quelques vêtements. Elles avaient la même corpulence, et la même couleur de cheveux. Il lui avait suffi de gratter la colle de la photographie pour l'enlever et la remplacer ensuite par la sienne. Un véritable jeu d'enfant. Et puis elle avait fui, le plus loin possible de Berlin, sautant dans le premier train que ses économies lui permettaient de prendre.

Devenue Anneliese DeWitt, elle avait achevé son cursus d'infirmière chez les Sœurs de Saint Vincent à Stuttgart. Prendre la bure ne l'avait guère dérangée. Faire semblant de croire en Dieu non plus, et elle avait fini par y trouver un certain réconfort – elle priait désormais chaque soir avant de s'endormir. Cela l'aidait à tenir. Trois ans désormais qu'elle se cachait en pleine lumière, entourée de ses pires ennemis, allant jusqu'à coucher avec l'un d'entre eux, supportant leurs horreurs au quotidien. La dissimulation était devenue une seconde nature pour elle. Elle n'en pouvait plus. L'incident avec la Tsigane l'avait vraiment bouleversée. Elle avait décidé de quitter le Marienhospital, et son souhait fut exaucé. Seulement pas de la manière dont elle l'avait prévu, ni même espéré.

*

Elle ressortit du bureau de Siegler dans un état oscillant entre la stupéfaction et le dégoût viscéral. Le claquement de la bobine du projecteur tournait en boucle à l'intérieur de son esprit et l'odeur dégagée par l'appareil en fonctionnement était restée coincée dans ses narines, mélange de poussière brûlée et de graisse chaude. Quant aux images qui avaient dansé sur le mur, en saccades de mauvaise qualité, au grain prononcé... rien de ce qu'avait ensuite pu lui dire Siegler ne parvenait à atténuer leur contenu. Des petits animaux par dizaines. Des lapins, surtout, même si elle avait aperçu ce qui ressemblait à une fouine et quelques écureuils. Des lapins d'élevage, sombres et clairs, dans leurs boîtes étouffantes, disposés sur des tables à l'intérieur d'une pièce aux contours flous et elle était devant, de dos, les cheveux ramenés en arrière, parfois masqués par un foulard de paysanne. Et les lapins... Anneliese avait failli en vomir. Elle avait très clairement imaginé le son de leurs os rompus, le craquement de leurs nuques minuscules, de leur chair qui se déchirait, coupée par un couteau invisible, de la puanteur que dégageaient leurs tripes ainsi mises à nu ; cette fille, cette petite fille frêle leur infligeait cette vivisection sans les toucher, sans bouger, les bras le long du corps, parfois tremblante, souvent parfaitement immobile, sous le regard de quelques personnes dont le visage se perdait dans les stries et la déformation lenticulaire de la caméra. Siegler s'était plaint de la mauvaise qualité du matériel. Trop perturbée pour répondre, elle s'était contentée d'émettre un vague son d'affirmation. Après s'être assuré qu'elle n'allait pas s'évanouir, Siegler lui demanda si elle avait des questions. Anneliese en avait des tas et n'en posa aucune. Car elle avait reconnu la gamine, de par ses cheveux, si clairs et si blonds qu'ils en luisaient sur la projection.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant