14 von Falkenstein

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Ses céphalées étaient une véritable saloperie. Une tare congénitale qui avait sauté une génération. Il avait les mêmes yeux délavés que ses grands-parents. Un bleu pâle purement aryen qui lui avait valu un certificat en bonne et due forme ; et un cauchemar quand il s'agissait de lumière directe. Il portait le képi très bas afin de l'éviter au maximum. Les bons jours, ce n'était qu'un élancement sourd tapi dans son crâne. Les mauvais, comme aujourd'hui, la souffrance l'assommait à tel point que la moindre lumière, le moindre bruit, lui donnaient envie de hurler. Il y a quelques mois, il avait eu la brillante idée d'aller opérer en pleine crise. La lumière du scialytique lui avait fait l'effet d'un coup de poignard chauffé à blanc en plein dans la rétine. Il avait failli s'évanouir et avait dû passer le relais. Il avait prétexté le surmenage, et tout le monde l'avait cru. La vérité, c'est qu'il avait eu peur que les services sanitaires refusent un chirurgien qui ne supportait que mal les lumières des blocs opératoires. Quand ça n'allait vraiment pas, il avalait de la méthadone. Cela arrivait rarement, mais ce soir, il aurait tout donné pour une ou deux cuillerées. Il n'avait plus les forces d'aller chercher les flacons qu'il avait laissés dans la voiture. De toute façon, il n'aurait pas pu se soustraire aux questions embarrassantes qui seraient venues ensuite.

Après plusieurs heures passées à subir la douleur d'un pic à glace planté dans sa tempe droite, il avait fini par sombrer, à peine assez conscient pour enlever ses bottes et se délester de sa vareuse. Il avait pris sur lui, volets clos, enfoui sous la couverture pour échapper à la pénombre grisâtre, se mordant les doigts pour ne pas gémir, les paupières engluées à force de retenir ses larmes. Il ne s'était pas endormi, il était tombé dans un état de semi-conscience où la douleur n'était qu'une vague pulsation ravageant la moitié de son visage.

Lorsque des coups vigoureux retentirent contre sa porte, il plongea sa tête sous l'épais coussin et fit le mort. Comme il n'avait pas enlevé sa montre, celle-ci tiquait contre son oreille, insupportable, et il dégagea son bras de sous l'édredon pour l'éloigner. Les coups insistèrent, espacés de quelques secondes chacun.

— Hauptsturmführer, s'il vous plaît, croassa la voix de Zallmann dans le couloir. C'est urgent.

Von Falkenstein eut envie de lui hurler de se casser avant de perdre définitivement l'usage d'un de ses membres. Il ne parvint qu'à soupirer. De manière générale, il était plutôt lent à émerger et quand il avait la migraine, il n'était juste bon à rien.

— Eho ? insista l'autre. Je sais qu'il est tard, j'en suis désolé. Hauptsturmführer ?

Il détestait sa fonction à cet instant précis. Il haïssait les Hauptsturmführer, c'est urgent et les Hauptsturmführer, s'il vous plaît prononcés par cette voix horripilante. Il ne se lèverait pas. Il n'y était pas obligé. Il ne le ferait qu'au petit matin, quand cette atroce impression d'agonie aurait quitté son crâne. À son plus grand soulagement, les coups cessèrent.

— Est-ce que vous allez bien, Hans ? demanda alors Zallmann.

L'usage de son prénom fut de trop. Furieux, il chercha l'interrupteur de la lampe de chevets à tâtons. Sa lumière dorée lui blessa les rétines, mais pas autant qu'il le redoutait. Zallmann tapait à nouveau contre la cloison. Sa montre indiquait une heure moins le quart. Du matin, évidemment, s'il se fiait à l'absence de lumière derrière les volets fermés.

— J'arrive, parvint-il à dire d'une voix encore encrassée par le sommeil.

— Dépêchez-vous, s'il vous plaît, répondit Zallmann.

Il décida de laisser tomber la veste et passa directement aux bottes. Il n'enfila pas non plus les bretelles. Cet Institut d'abrutis incompétents lui pardonnerait cette entorse vestimentaire. Le miroir rectangulaire, collé à la porte entrouverte de la penderie, lui renvoya son propre air hagard. Il avait vraiment une tronche à faire peur. Un regard poché par la fatigue et rougi par l'irritation. La trace du drap imbibé de salive imprimée sur la joue et un hématome autour du nez. Pour couronner le tout, sa coupe réglementaire avait décidé de partir en rébellion depuis un bon moment, achevant l'impression générale de débraillement qui se dégageait de lui. Il lui avait fallu moins d'une journée pour devenir aussi négligé que le reste de l'Institut. Il détestait ce sentiment bien plus que ses maux de tête.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant