3 Wolff

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Ce qui l'énervait le plus, ce n'étaient pas les mots qu'avait employé cette petite ordure arrogante pour qualifier sa morte de mère, mais le fait indéniable qu'il avait raison : son problème de boisson était sérieux. Le plus effarant était qu'il lui avait fallu moins d'une journée pour poser son diagnostic alors que lui-même le niait depuis au moins cinq ans. Comme la plupart de ses connaissances, majoritairement militaires, d'ailleurs, il avait d'abord bu pour s'amuser, puis pour oublier les problèmes et enfin, par habitude. Il était certes vrai que la vie ne l'avait pas gâté au demeurant : pupille de la nation, forcé de se casser en deux sur une chaîne de montage dès ses treize ans, parce que la maigre pension de son défunt paternel ne suffisait pas à nourrir deux enfants, mais à force d'acharnement et de labeur, Wolff avait presque cru s'en sortir. Et puis Liz avait définitivement perdu la boule et il avait fallu l'interner alors qu'elle était encore toute minette. Seize ans à peine et déjà complètement ravagée, grâce aux litrons que s'envoyait leur mère quand elle l'avait encore dans le tiroir. Syndrome d'alcoolisation fœtale. Irréparable. Elle buvait un peu moins alors qu'elle était enceinte de son garçon, alors Wolff se disait qu'il avait échappé au pire. Il était peut-être un peu lent à comprendre, mais au moins il ne se pissait pas dessus en permanence.

Quand leur matrone s'était enfin étouffée dans sa propre gerbe, Liz avait applaudi, croyant à un tour. Guère étonnant qu'elle eut fini dans un asile.

C'est à cause de tout ça qu'il se sentait déraper en permanence dans le caniveau, histoire d'emprunter le chemin familial, mais impossible d'expliquer tout cela à von Falkenstein, bien entendu. Impossible aussi de lui faire comprendre qu'à sa manière, la SS l'avait sauvé en lui donnant un cadre qu'il lui avait toujours fait défaut. Là-bas, ils ne voyaient qu'un gars solide et un bon lieutenant et cela lui allait très bien. Ni sœur tarée ni alcoolisme héréditaire ; car dans la Liebstandarte, tout le monde buvait, y compris les officiers. Volker Lutz, l'un de ses plus fidèles amis, disait toujours qu'il serait plus pertinent de remplacer l'insigne de leur division par une bouteille de schnaps. Quant à Liz, il leur avait dit qu'elle était dans un pensionnat, ce qui sonnait mieux qu'un hôpital.

Il ne lâcha mot jusqu'à la traversée de la frontière hongroise. Ce fut long.

*

Mis à part ce silence aussi glacé que l'hiver dans lequel ils débarquèrent, le trajet jusqu'à Kiev se déroula sans anicroche notable. Malgré la tentation, il se garda bien de boire plus d'un demi par repas. La qualité du houblon déclina au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de l'est. La courte nuit qu'ils avaient passé dans l'auberge de gare de Lviv les avait rendus quelque peu apathiques. Tiré par une locomotive essoufflée, le minable train les traîna péniblement jusqu'aux rives du Dniepr.

La douane qui les réceptionna à la gare centrale ne trouva rien à redire à leurs passeports. Krauss s'était débrouillé pour leur trouver une autorisation spéciale, tamponnée et signée par le commissaire prédisposé à la santé dans la République socialiste soviétique d'Ukraine. Dès sa sortie à l'air libre, loin des quais et des rails, Wolff se sentit complètement désarçonné. Le pavage des rues se délitait, les poteaux électriques pointaient de travers, flanqués d'arbres dépouillés sur fond de bâtiments sans âme, rectilignes et gris.

Les ukrainiens leur collèrent un de leurs officiers dans les pattes. Un spécimen particulièrement austère, moustache rigide et manteau verdâtre surmonté d'épaulettes rouges, qui se présenta à eux d'une voix monotone. Wolff ne comprenait pas un traître mot de russe mais vit le regard que l'officier soviétique posait sur les bottes de von Falkenstein. Au volant d'une Gaz-M, il leur fit traverser la moitié de Kiev. À travers les vitres embuées, il n'en saisit que des bribes. Enfermée sous un couvercle de plomb, lourde et gelée, la ville lui apparut morne, malgré ses quelques fulgurances architecturales : ici et là, des coupoles dorées fastes malgré le givre, jetant un discret éclat quand le soleil arrivait à percer les nuages. Une foule emmitouflée, au sourire rare, se pressait sur les trottoirs, surplombée par des enseignes peintes et des lampadaires noircis. De temps en temps, un tramway croisait leur route dans un tintamarre de ferraille.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant