Il avait peur de dormir depuis qu'il avait appris que le docteur Augustus Vogt avait été mis au courant de l'existence de la gamine et des miracles qu'elle était capable d'accomplir. Il avait beau essayer de se raisonner de toutes les manières possibles, il n'y arrivait pas. À chaque fois qu'il arrivait enfin à rejoindre l'immobile royaume des rêves, il n'y rencontrait que d'ignobles cauchemars de spoliation et d'injustice. Depuis des semaines, il se sentait atone, mou et apathique. S'il avait pu, il serait rentré rejoindre celle qui avait accepté de jouer la comédie en devenant sa femme. Craignant de laisser l'Institut sans surveillance, il ne l'avait pas fait. Et puis, elle ne lui aurait apporté aucun réconfort, de toute manière, c'est à peine s'ils s'adressaient la parole. Ce qu'il désirait par-dessus tout, c'était d'enfin dormir une nuit complète sans se réveiller en sursaut, sans avoir l'impression que quelque chose tentait de s'introduire dans son crâne, d'aller à l'intérieur de ses oreilles... pour y ronger...
... il savait, il savait que c'était von Falkenstein qui avait parlé de la gamine à ce rapace, d'après Bruno ça ne pouvait être que lui... hors de question que cela arrive, c'était exclu ; il ne viendrait pas, il ne poserait pas un seul pied dans son domaine, il ne lui enlèverait pas sa seule lueur d'espoir de redevenir un jour le brillant et respecté professeur qu'il avait été avant le scandale...
Il marchait le long d'un interminable boyau plongé dans l'obscurité compacte, entouré d'une odeur d'humidité. Un instinct vénéneux lui soufflait de surtout pas se retourner. Ses pieds s'enfonçaient dans l'eau glaciale. Il en sentait la morsure jusqu'aux chaussettes et ses orteils étaient congelés tandis qu'il tâtonnait les murs pour continuer à avancer. Sa respiration alourdie dessinait des plumets blafards devant son nez.
... il ne le laisserait jamais venir, c'était sûr, il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'en empêcher ; la gamine appartenait à l'Ahnenerbe, qui lui assurait logis, couvert et éducation ; elle faisait tant de progrès, il avait des heures et des heures d'enregistrements sur pellicule, qu'il conservait soigneusement scellés dans son bureau après en avoir exigé la copie intégrale, par mesure de sureté...
Sous ses doigts se trouvait la pierre moisie et glissante d'un caveau et il n'y voyait goutte. Ce lieu était lugubre, aveugle, abandonné, au plafond bas et il lui était pourtant étrangement familier, comme s'il retrouvait une pièce de son enfance que sa mémoire avait occulté jusqu'à ce qu'il y revienne.
... les ombres, elle appelait ça les ombres, les tâches, le bojeglaz, l'œil-dieu, et c'était terrifiant, magnifique, capable... de déplacer... de déchirer... c'était la plus belle des découvertes...
Il parcourait désormais une coursive déserte et morne de l'Institut. Ses talons claquaient sur le parquet. S'agitant et se débattant, une vague présence se contorsionnait à l'intérieur des murs, et il n'y avait plus de portes, car toutes avaient été remplacées par des rosaces obsédantes de moisissure. Il ne connaissait pas cette aile-là du manoir, ce qui était étrange, il avait pourtant juré... qu'il y avait des escaliers... et le hall... peu importe, ce qui comptait c'était la pellicule, le bojeglaz, les meubles réduits en miettes et les lapins écorchés vifs, oui...
... quand il enverrait enfin toutes ces preuves au bureau du SS-Reichsführer...
... à la place des escaliers qui descendaient normalement en direction de l'entrée en marbre et bois, se trouvait maintenant une sombre arcade en roche grossière.
Tiens, se dit-il. Voilà qui intéresserait probablement le département d'archéologie.
La pierre suintait et la construction semblait ancienne. L'architecture lui était inconnue. Sur le linteau était gravé un symbole de roue solaire, complètement noirci par le lichen. Celui-ci, Viktor l'avait déjà vu, dans une version miniature, il en était certain, mais il était incapable de se souvenir où et quand. Il devrait demander au département d'archéologie. Il se rappela ensuite que celui-ci serait désert jusqu'à l'année prochaine, car tous ses résidents étaient en expédition en Arctique. Il espérait que d'ici là... sa contribution... ses recherches...
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...