Chapitre Deux

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Dans l'esprit de la princesse Priscille se bouscule une foule d'hypothèses plus effrayantes les unes que les autres.

Ces bandits sont des pirates venus de l'autre côté des océans. Ils vont l'emmener sur leur navire et elle ne reverra plus jamais Mornglass.

Ou alors c'est sa mère qui les envoie. Celle-ci a découvert le pot-aux-roses et a lancé la garde sur sa piste. Ils vont la ramener au palais où elle se fera copieusement sermonner sous le regard moqueur des domestiques. Tout le monde sera au courant et elle deviendra la risée de tout le pays.

Elle se demande si elle ne préfère pas encore mieux être emmenée en esclavage.

A moins que ces mystérieux soldats ne soient à la solde de quelque magicien noir engagé dans on ne sait quel complot pour la domination du monde d'Eles.

Car je ne vous l'ai peut-être pas encore dit mais il y a de la magie, à Eles. Toutes sortes de magies. Mais les choses qu'on appelle 'magie' en réalité, ne sont jamais que des lois naturelles dont on ne connaît pas les secrets. On ne parle de magie que lorsqu'une infime minorité de la population détient les arcannes de la connaissance. Pour les autres alors, le monde semble plein de mystères. Il n'y a que dans un monde comme le nôtre où le moindre mécanisme est expliqué, détaillé et décortiqué au grand jour que la vie perd de son éclat. Il n'y a que chez nous que les plus grandes merveilles de la nature finissent par être considérées comme normales et banales. La Terre est sphérique et tourne autour d'une immense boule de feu qui nous fait vivre grâce à son énergie ? C'est normal : c'est la "loi de la gravitation" ! Une abeille récolte du pollen généreusement offert par une fleur aux pétales graciles pour le transformer en aliment délicieux qui se conserve même sans réfrigérateur ? Quoi de plus banal : c'est la "loi de l'évolution" ! Un volcan explose ? La marée monte ? Les feuilles tombent en automne et une étoile filante s'écrase dans un champ ? Tout le monde s'en fout ! Plus personne ne s'en émerveille ! Les araignées continuent de tisser leurs toiles, les pingouins continuent de se reproduire sur une terre glacée et sans la moindre intervention de la Sécurité Sociale, vos cheveux poussent pendant que vos yeux lisent un texte complètement dingue et à part ça, la magie n'existe pas ! Non mais franchement, il vous faut quoi de plus ?! Vous n'avez pas honte d'être aussi blasés !? Par contre, si je vous dis que dans le monde d'Eles, il existe des magiciens qui font jaillir des boules de feu de leurs mains, alors là, ça vous épate ! Ca vous coupe la chique ! Tout ça pour quoi ? Pour une simple petite boule de feu ! Non mais les gars, à un moment faut arrêter ! La magie, elle est partout autour de vous !

Bon.

Cela étant dit, les lois dites naturelles sont légèrement différentes dans le monde d'Eles, ce qui a pour conséquence de provoquer des phénomènes assez inhabituels pour nos yeux de terriens. Ne vous étonnez donc pas si dans la suite de l'histoire ont lieu l'un ou l'autre prodige.

Je tiens à signaler qu'aucune loi physique n'a été violée dans le processus d'écriture de ce roman.

Revenons-en à notre histoire.

Pendant que je vous parlais des abeilles et de vos cheveux qui poussent, la plus grande confusion s'est emparée de la salle des festivités du village de Barjerue. C'est le vicomte en personne qui a déclenché les hostilités en brandissant sa vieille épée et en clamant haut et fort qu'il préférait mourir plutôt que de livrer une princesse en danger sur ses propres terres. Quelques courageux paysans se sont alors jetés sur les hommes en noir et un combat général s'est déclenché.

Difficile d'en prédire l'issue. Les agresseurs sont armés de mousquets mais heureusement ceux-ci sont peu précis et tuent rarement du premier coup. On peut néanmoins déplorer de premières victimes dont le corps ensanglanté gît sur le sol. Passant au-dessus d'elles à quatre pattes, il y a le jeune Rackam de Barjarue qui essaie de se faire le plus discret possible pour éviter les coups et trouver un endroit où se mettre en sécurité. Le chevalier Renaud, par contre, fait preuve d'un courage exemplaire en tenant en respect plusieurs adversaires, sous le regard tétanisé de la princesse Priscille qui n'a jamais assisté à un tel déchaînement de violence.

Autour d'Anaïs, que l'on croit toujours princesse, s'est constitué un groupe de défenseurs dirigés par le vicomte, qui se charge d'organiser son évasion. Mais la jeune fille sous son masque de chat refuse de partir sans sa servante. Face à cette obstination, le vicomte est obligé d'envoyer un de ses hommes pour la chercher, ce qui retarde considérablement la manoeuvre et compromet sérieusement leur sécurité. Car les hommes en noir sont en train de reprendre le dessus. Passé un instant de surprise - ils ne s'attendaient pas à un telle résistance - leurs réflexes de soldats ont repris le dessus et leur parfaite organisation est en train de faire la différence, prouvant par là qu'il s'agit bien de professionnels chevronnés. Anaïs et Priscille parviennent néanmoins de justesse à sortir. Une fois à l'extérieur cependant, elles ne sont pas encore à l'abri, car les bandits ont placé des complices à différents endroits. Quant à ceux qui sont restés à l'intérieur, ils ne tarderont pas à se lancer à leur poursuite ; les habitants du coin ne pourront les retenir bien longtemps. Alors elles se mettent à courir, suivant les instructions de leurs protecteurs.

Au bout d'un moment cependant, Anaïs arrête son amie.

- Tu es folle ! Que fais-tu ? demande cette dernière à bout de souffle.

- Réfléchissez, princesse : nous ne pouvons pas rester avec le vicomte et ses hommes, autrement ils finiront bien par découvrir notre imposture !

- Et alors ? Cela vaut mieux que de se faire tuer, non ?!

Elles sont en ce moment à l'ombre d'un buisson de houx, en lisière d'une forêt. Devant elles, le vicomte est revenu sur ses pas et les cherche avec inquiétude, se demandant s'il ne leur est pas arrivé malheur. Derrière, on entend des pas qui se rapprochent.

- Ecoutez, reprend Anaïs, je connais bien ces bois. C'est le moment de leur fausser compagnie. En se dépêchant, nous serons de retour à l'heure prévue et personne ne saura jamais rien de ce qu'il nous est arrivé.

- Tu es sûre ?

Sous le choc, trop désorientée pour prendre la moindre décision, Priscille finit par se laisser guider par son amie. Elles s'éloignent, d'abord tout doucement puis, quand elles se jugent hors de portée, elles se remettent à courir. Direction le palais de Mornglass.


*

Vous voyez, je ne me suis pas fichu de vous : de l'action, il y en a eu !

La princesse et son amie s'en sortiront-elles saines et sauves ? Oui, très certainement.

Eh bien quoi ? Vous êtes déçu ? Vous auriez préféré qu'elles se fassent capturer, séquestrer, maltraiter, violer ?!

Franchement, je me demande quel genre de lecteur vous êtes. Parfois, j'avoue, vous me faites un peu peur.

MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant