Chapitre Deux

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Si le château de Mornglass est vaste, il est d'un tout autre style que celui d'Antyla. Alors que le deuxième s'élance telle une flèche dans un décor sombre et glacé, le premier s'étale harmonieusement en pleine campagne entouré de petites collines boisées. Aucun créneau médiéval ni donjon imposant, mais de nombreux dômes aux toits en verre. À l'intérieur, pas de vaste hall imposant, pas de larges couloirs majestueux mais une succession de jardins, de terrasses et d'innombrables petites salles au confort chaleureux, éclairées grâce à leurs plafonds de verre par le soleil généreux de Mornglass.

Comme ce château lui a manqué  !

Debout sur un balcon, Anaïs contemple ce décor familier, cette demeure qu'elle fréquente depuis toute petite. Une foule de souvenirs lui reviennent. Elle ne s'était pas rendue compte à quel point elle était attachée à ce lieu. Si elle l'avait su, jamais elle n'aurait pris la décision d'accompagner Priscille à Antyla. C'est ici qu'elle est née et qu'elle a vécu. C'est ici qu'elle a été heureuse. Rien ne remplacera jamais dans son coeur le royaume Mornglass, son doux climat, ses vertes vallées, ses habitants un peu naïfs mais tellement attachants. Et son château paradisiaque. Elle voudrait ne plus jamais le quitter. Hélas, dans quelques semaines, lorsque le voyage de noce prendra fin, il faudra retourner à Antyla.

Ou alors abandonner Priscille.

Il est peut-être temps pour Anaïs de laisser son amie vivre son destin de princesse et de penser à se construire sa vie à elle, ici à Mornglass. Après tout ce qu'elle a fait, après les services qu'elle a rendus, on pourra certainement lui trouver une bonne place  ; on lui doit bien ça.

Mais peut-elle vraiment laisser Priscille partir seule à Antyla en compagnie de son étrange prince  ? A-t-elle le droit de l'abandonner entre ses mains  ? D'un côté, ce sont leurs affaires et elle, modeste servante, n'a pas à s'en mêler. De l'autre, si elle ne fait rien, elle a conscience qu'elle se rend complice de tout ce qui pourrait être entrepris contre Priscille. Car ce pseudo prince ne mijote sûrement rien de bon.

Elle pousse un soupir. Pourquoi la vie est-elle toujours si compliquée  ? La raison est la suivante  : parce qu'il faut faire des choix. Parfois, elle se prend à regretter son amitié avec la princesse et tous les avantages que cela comporte. Si elle était restée une simple servante parmi d'autres, sa vie serait plus simple. Parce qu'elle n'aurait pas le choix. Elle n'aurait pas de questions à se poser  ; il lui faudrait juste accomplir sa tâche du mieux qu'elle peut et suivre la voie qui a été tracée pour elle par d'autres. Parfois, elle voudrait qu'on lui arrache sa liberté et qu'on choisisse à sa place. Ainsi, elle n'aurait plus aucun problème de conscience. Elle ne devrait plus se torturer l'esprit pour savoir si elle a pris la bonne décision ou si elle aurait pu faire mieux. Ce ne serait plus sa faute. Rien ne serait sa faute. Alors enfin, peut-être, elle serait en paix.

— Dieux de l'Univers, s'exclame-t-elle en contemplant le ciel azur. Si vous m'entendez, libérez-moi de ce fardeau  ! Aidez-moi  ! Dites-moi ce que je dois faire  ! Envoyez-moi un signe  !

C'est vrai quoi  : pour une fois qu'elle leur demande quelque chose, ils peuvent bien faire un effort  ! Pourquoi serait-ce toujours à elle de se débrouiller seule pour arranger tous les problèmes  ? Au bout d'un moment, ça commence à bien faire  !

— Oh  ! Il y a quelqu'un  ? Vous m'entendez  ?!

— C'est absolument extraordinaire  !

Elle sursaute  : derrière elle apparaît un personnage haut en couleurs. Il porte un grand chapeau pointu, une interminable barbe blanche et un long manteau couvert d'étoiles. Mais ce n'est pas un envoyé des dieux  ; ce n'est que son Éminence le Grand Révélateur, expert magicien, astrologue en chef du royaume, grand prêtre et conseiller personnel de la reine. Même si ses avis sont toujours très respectés, il est surtout connu pour sa distraction et son étourderie phénoménale. Par exemple, il confond souvent la reine Centiane avec sa défunte mère, la reine Myriame. Aussi, il croit dur comme fer que les sourigondins, d'inoffensifs petits rongeurs qui gambadent dans les campagnes alentours, causeront un jour la chute du royaume. C'est son idée fixe. En proie à de graves pertes de mémoire, on le retrouve régulièrement en train de errer dans les jardins ou les rues du village, complètement perdu, ou bien à la recherche d'un de ses ustensiles qu'il croit avoir égaré dans les environs. Heureusement, il se trouve toujours une bonne âme pour le ramener en douceur au château. Cela pose néanmoins certains problèmes  : trois fois déjà, le fermier dénommé Gras-Jean l'a surpris en plein milieu de son champ occupé à arracher et à piétiner ses plantations. Pourquoi faisait-il ça  ? Personne n'est parvenu à obtenir des explications claires. Gras-Jean a prévenu que la prochaine fois, il lâcherait les chiens. «  Si vous ne savez pas le tenir, il faut l'enfermer  !  » a-t-il clamé de son air bourru.

— Ma Dame, il faut absolument que je vous dise  !

Le vieux s'approche d'Anaïs et lui prend la main d'un air fébrile. Pourquoi l'appelle-t-il «  Ma Dame  »  ? Il doit la confondre avec quelqu'un d'autre, les dieux savent qui  ! Il faut dire qu'il est aussi complètement myope.

— C'est un événement extraordinaire  ! Une nouvelle étoile est apparue entre la Chèvre et l'Enclume  !

— La chèvre et l'enclume  ?!

— Les constellations, voyons  ! Je parle des constellations  ! Entre la constellation de la Chèvre et celle de l'Enclume  !

— Ah. Bien. Et c'est une bonne nouvelle  ?

— Une bonne nouvelle  ?! Mais c'est une nouvelle complètement sidérante  !! Un bouleversement majeur pour notre royaume  !!

— Vraiment  ?

Il lève les bras au ciel comme s'il était stupéfait qu'elle ne comprenne pas la gravité de la situation.

— Vous savez tout de même que la chèvre est l'emblème de notre royaume  !?

En effet, le drapeau de Mornglass est un triangle rouge et vert, avec une chèvre représentée en son milieu. Anaïs n'a jamais su pourquoi, car il n'y a pas plus de chèvres ici qu'ailleurs, mais elle n'a jamais cherché à approfondir la question.

— Dès lors, cela ne peut avoir qu'une seule signification, poursuit l'enchanteur.

— Laquelle  ?

Le savant prend une profonde respiration, puis son regard se perd dans le vide. Pendant un instant, Anaïs croit qu'il a une absence. Elle s'attend à ce qu'il s'en retourne sans autre explication, après avoir tout simplement oublié ce qu'il venait de lui raconter.

Mais l'antique expert en sciences de toutes sortes reprend  :

— Cela signifie que quelqu'un que l'on croyait mort va bientôt revenir.

Un long silence s'ensuit, rythmé uniquement par le chant des oiseaux.

Anaïs se demande ce que ça pourrait bien signifier, si tant est que ça signifie quoi que ce soit.

— Quelqu'un  ! reprend le vénérable fossile en pointant un index en l'air. Ou quelque chose  !

Et il s'en va, tout en répétant pour lui-même  :

— Phénoménal  ! Tout simplement phénoménal  !

Restée seule, Anaïs est songeuse. La voilà bien avancée. Les dieux seraient-ils par hasard en train de se moquer d'elle  ?! Alors qu'elle leur demande un signe, quelque chose qui pourrait l'aider à y voir plus clair, tout ce qu'ils trouvent à lui offrir, c'est un vieux fou qui déblatère des âneries.

Elle regarde une dernière fois vers le ciel et leur lance, sur un ton de reproche  :

— Je ne vous demandais pourtant pas grand chose  !

Décidément, même les dieux sont des incapables. On ne peut vraiment compter que sur soi-même.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant