Mornglass

Chapitre Quarante-et-un

Dans les appartements de Priscille, Madame Kalisse a trouvé quantité de robes à sa taille. Elle en a choisi une noire. Cela fait si longtemps qu'elle s'habille de cette couleur qu'elle a du mal à s'en détacher. Elle a bien essayé des vertes, des bleues et même une superbe robe écarlate avec des voilures et une longue traîne, mais cela ne lui convenait pas. Elle avait du mal à se retrouver  ; ce n'était pas elle. La noire, par contre, est parfaite. Rien à voir avec sa vieille tenue de gouvernante  : c'est une longue robe aux reflets chatoyants, brodée de perles et dont la coupe met bien en évidence ses formes restées gracieuses.

Sur sa tête, elle a posé un diadème.

Ainsi vêtue, elle a tout d'une reine.

À ses côtés flotte le cristal, suspendu dans les airs par son pouvoir magique. La suivant fidèlement dans ses moindres mouvements, il ne quitte plus celle à qui il est désormais lié.

Le chat Lemnis lui non plus, n'est jamais bien loin.

— Votre beauté égale celle de Priscille, avec ce petit quelque chose en plus qui donnera toujours l'avantage aux femmes mûres sur les gamines écervelées.

Habituée à sa présence, elle ne prend pas la peine de relever cette flatterie, qu'elle apprécie tout de même à sa juste valeur.

— En parlant de gamines, poursuit-il sur un ton badin, toujours pas de nouvelles des princesses  ?

— Les gardes vont bien finir par mettre la main dessus. Cela ne saurait tarder.

— Il vaudrait mieux pour le comte. Ce serait vraiment un drame pour lui.

La maîtresse provisoire du château attend la suite, mais le chat n'en dit pas plus.

— En quoi exactement serait-ce un drame  ?

Allongé par terre, l'animal s'étend, change de position pour se mettre assis et prend bien le temps avant de répondre  :

— C'est le traitement infligé à ces jeunes filles dans les caves qui lui procure à distance l'énergie dont se nourrit sa magie. Je ne doute pas que pour l'instant il ait trouvé d'autres sources pour s'alimenter, mais cela ne saurait durer. Tôt ou tard, il se retrouvera à sec. Et à ce moment-là...

Il laisse se phrase en suspens.

— À ce moment-là quoi  ?! s'impatiente la gouvernante.

— Son pouvoir déclinera rapidement.

— Quand bien même  ! N'a-t-il pas toute une armée à son service  ? Qui donc pourrait l'arrêter  ?!

— Il ne peut se permettre de montrer le moindre signe de faiblesse, sans quoi ses plus fidèles compagnons s'empresseront de le trahir et ses alliés de se retourner contre lui. Son autorité n'est pas si solide qu'il y paraît. Elle dépend entièrement du maintien de ses pouvoirs magiques.

— Qu'adviendrait-il alors  ?

— Si les princesses ne sont pas rapidement ramenées dans les caves, le comte perdra sa guerre. Ses alliés le lâcheront et ses armées seront dispersées. Quant aux soldats et aux citoyens d'Antyla, ils se jetteront avec bonheur dans les bras du premier qui fera montre d'un semblant d'autorité.

— Le premier qui fera montre d'autorité  ? Qu'entendez-vous par là  ? Serait-ce à moi que vous faites allusion  ?

Pour toute réponse, le chat se contente de la regarder en souriant.

Et s'il disait vrai  ?

Pourrait-elle vraiment prendre la place du comte et devenir la nouvelle reine d'Antyla  ?

Serait-ce possible  ?

Elle se tourne vers le miroir. Celui-ci lui renvoie l'image d'une femme majestueuse. Impériale.

Dans ses veines, elle sent couler la formidable énergie du cristal.

— Mais tout cela n'arrivera pas, de toute façon, reprend le chat, puisque, comme vous l'avez dit, les princesses sont sur le point de se faire prendre.

Il marque un temps d'arrêt puis ajoute  :

— Quoique... Les soldats sont si maladroits... Il suffirait de peu pour qu'ils les laissent filer. Personne ne pourrait vous en faire le reproche  : nous avons tous été témoins du zèle dont vous avez fait preuve pour que les instructions du comte soient respectées.

Il conclut  :

— Je suis sûr que dans tous les cas vous serez dignement récompensée pour tous vos efforts. Simplement, l'une des deux récompenses me semble nettement plus intéressante que l'autre.