Chapitre Vingt-quatre

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Les armées en marche du Comte Oltar s'étirent à perte de vue, recouvrant le paysage telle une nuée de fourmis légions que rien ne peut arrêter. Au centre de la colonne, des rhinocéros géants tractent d'impressionnantes machines de guerre à l'ombre de dirigeables cuirassés qui glissent dans le ciel escortés par des dragons que chevauchent d'intrépides guerriers. Au coeur de l'armée se dresse le trône du Comte Oltar et de la Princesse Corégente. Bien plus qu'un simple trône, c'est une plateforme mobile pourvue de tout le confort nécessaire, un véritable palace ambulant.

Confortablement installée, Priscille contemple les troupes en mouvement, mais sans vraiment les voir. Elle ne tire plus aucun plaisir à se sentir au centre de ce déploiement titanesque. Son enthousiasme du début s'est volatilisé.

Car elle est rongée par la faim.

Pas une faim qu'elle peut assouvir avec des aliments classiques, malheureusement. Un mal bien plus profond.

À ses côtés s'active une servante. Depuis tout à l'heure, la princesse fantasme sur ce qu'elle pourrait lui faire. La simple vue d'un couteau suffit à la faire frémir. Qu'il serait bon de la taillader comme elle l'a fait avec Anaïs ! Elle se rappelle les délicieux frissons qui l'ont parcourue quand elle a fait ça. Quel soulagement ! Quel bonheur ! Jamais elle ne se serait cru capable de ressentir de telles choses. Et comme il serait bon de recommencer. Juste un petit coup de couteau... Elle pourrait dire qu'elle ne l'a pas fait exprès, qu'elle a été maladroite.

Mais non, elle ne doit pas. Elle s'en veut d'éprouver de tels désirs. La potion n'excuse pas tout. Peut-être qu'au fond d'elle-même elle est méchante, tout simplement. Le philtre de jeunesse éternelle n'a fait que raviver sa méchanceté. Elle doit lutter contre ces mauvais penchants de toutes ses forces.

La plateforme a un mouvement saccadé, sans doute dû aux irrégularités du terrain, ce qui fait perdre l'équilibre à la servante. Celle-ci renverse le thé qu'elle était en train de lui verser. Voilà l'occasion rêvée, le prétexte qu'elle attendait. Elle va enfin pouvoir la punir. Elle voudrait lui tordre le bras, la gifler et la menacer. Elle veut sentir sa peur. Elle veut la faire pleurer. Comme ses larmes doivent avoir bon goût ! Oh, oui ! Voilà ce qui peut la soulager : lui faire du mal, beaucoup de mal. Ça et uniquement ça ; elle le sait, elle le sent. Voilà ce que tout son être réclame.

Mais elle ne fait rien.

Au lieu de cela, elle reste pétrifiée, horrifiée par ses propres pensées.

— Tout va bien, Votre Altesse ? demande la servante.

— Ne reste pas près de moi, répond la princesse sur un ton posé mais si glacial que la servante prend peur et recule aussitôt.

Seule sur son trône, Priscille essaie de chasser ces idées, mais sans succès : elles reviennent toujours. C'est plus fort qu'elle. Des images de souffrance et de martyre assaillent son esprit, sans pourtant lui apporter le moindre soulagement.

— Vous ne devriez pas vous retenir, Princesse.

Elle sursaute. C'est le comte Oltar. Elle ne l'a pas entendu approcher.

— Me retenir de quoi ?

— Ce n'est qu'une servante, une créature sans importance. Elle est là pour vous.

Priscille ne peut s'empêcher de rougir. Ainsi donc, il sait à quoi elle pense. Elle se sent honteuse d'être ainsi percée à jour. Elle espère seulement qu'il ne se rend pas compte à quel point cela la démange.

Si elle était un peu plus lucide, elle comprendrait que le comte n'est pas homme à être choqué si facilement. Elle comprendrait que faire souffir les autres n'est plus un problème pour lui depuis longtemps. Mais elle est beaucoup trop obnibulée par sa faim pour avoir les idées claires.

— Vous devriez prendre soin de vous, Princesse, poursuit-il.

— C'est juste le mal du voyage, prétexte-t-elle. Je suis un peu barbouillée. Ça va passer.

Le comte la dévisage d'un air glacial.

— J'espère dans ce cas que ça passera vite car j'ai besoin de vous voir en forme pour les combats qui nous attendent. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui, mon oncle.

Il la laisse seule en compagnie de la servante.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant