Chapitre Trois

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À l'approche du palais, les deux amies se sentent enfin en sécurité. S'arrêtant pour reprendre leur souffle, elles tombent dans les bras l'une de l'autre et éclatent de rire. C'est un rire plutôt nerveux qui exprime leur soulagement de s'être sorties de ce mauvais pas. Malgré tout, elles ne regrettent rien : c'était l'aventure la plus excitante qu'elles aient jamais vécu ! Elles espèrent seulement qu'elles n'ont pas laissé trop de victimes derrière elles. Priscille pense surtout à son beau chevalier qui s'est battu si courageusement pour les défendre. Mais bon, c'est la vie : les hommes aiment se battre, ils sont comme ça et on ne pourra jamais les changer.
À l'entrée nord des jardins, un gardien les attend : c'est Gontrand, le fidèle complice de leurs escapades. Chaque fois qu'elles s'en vont, il est mort d'inquiétude. Non pas à cause des graves sanctions qu'il risque si on apprend son rôle mais tout simplement parce qu'il se fait du souci pour sa princesse. Car depuis toujours, il est fou amoureux de Priscille et ne peut rien lui refuser. Celle-ci en use et en abuse à loisir, sans jamais rien lui donner en retour sinon l'un ou l'autre furtif petit baiser bien innocent.
Sans se faire remarquer, les deux filles regagnent leurs chambres respectives, l'une au sommet de la plus haute tour et l'autre dans l'aile des domestiques. Personne d'autre ne saura jamais ce qu'elles ont fait cette nuit.

Avançons légèrement dans le temps (c'est très facile à faire : hop ! voilà, c'est fait) pour nous projeter le lendemain en cours de matinée.
Il est neuf heures dix-sept et la reine Centiane boit du thé en compagnie de sa fille. Tous les matins à neuf heures, la reine prend son thé. C'est une des nombreuses habitudes de cette reine considérée comme excentrique. Elle se lève à huit heures trente, prend son thé accompagné de quelques biscuits à neuf heures, pratique ses ablutions de dix à onze heures et quart, dîne à treize heures, suit des cours de chant (car elle se prend pour une grande cantatrice), se promène toujours dans une chaise portée par trois serviteurs et entretient une impressionnante ménagerie d'oiseaux de toutes sortes pour lesquels elle voue une véritable passion. Pour le reste, elle est en général plutôt distraite et ne considère les choses du monde, les malheurs du peuple, les guerres et les catastrophes naturelles que comme des événements mineurs, sans grande importance, à la périphérie de sa royale personne.
Priscille n'a avec elle de relations ni bonnes ni mauvaises. Sa mère ne s'intéresse qu'à elle-même mais la princesse ne lui en veut pas : elle est comme ça, c'est tout. Ça ne la dérange pas. À choisir, elle préfère une mère un peu trop à l'ouest qu'un peu trop sur son dos.
Aujourd'hui par exemple, la reine devrait remarquer que sa fille a une petite mine ; elle devrait lui demander si elle a bien dormi, nourrir des soupçons et mener une enquête auprès des femmes de chambre. Mais rien de tout cela ; tout au plus se contente-t-elle de lui recommander de manger des fruits.
— Ça alors ! s'exclame-t-elle en lisant la gazette de Mornglass. Écoute donc ça, ma fille : "Attaque terroriste dans le village de Barjerue ! Cette nuit-même, alors qu'un bal masqué était organisé par Son Excellence le Vicomte de Barjerue, une troupe d'hommes en armes a fait irruption dans la salle en menaçant les convives. Il s'agirait de bandits venus des montagnes du Transvar en lutte ouverte contre le roi de Serreton dont la fille, précisément, aurait été présente au bal, apparemment à l'insu de son père. De rudes combats se sont engagés qui se sont, grâce au courage des valeureux Barjerois, soldés par la déroute des agresseurs. Néanmoins, on est actuellement sans nouvelles de la fille du roi ainsi que de sa suivante. Des recherches intensives ont commencé et un émissaire a été envoyé au royaume de Serreton."
La reine dépose son journal et reprend :
— Te rends-tu compte ?! À deux pas de chez nous ! On n'est plus en sécurité nulle part !
Les nouvelles vont vite, aurait envie de répondre Priscille, mais elle se garde bien d'une telle réflexion.
— Y a-t-il des morts ? se contente-t-elle de demander.
— Aucun personnage de valeur en tout cas, autrement ce serait mentionné. Imagine la tête du roi de Serreton quand il va découvrir ça ! J'en connais une qui va passer un mauvais quart d'heures ! Si tant est qu'on la retrouve : la pauvre fille est peut-être actuellement en bien fâcheuse posture.
— En effet, je n'aimerais pas être à sa place.
— Cela lui fera une bonne leçon ! Elle devait sûrement être à la recherche d'aventure, la voilà servie !
— C'est sûr, elle s'en souviendra.
— Oh mon Dieu, il est déjà neuf et demi ! Je devrais être sur la terrasse ! Mes oiseaux vont commencer à s'impatienter ! Gisèle, voyons, lance-t-elle en direction d'une servante taciturne à l'air blasé, où avez-vous donc la tête ?
— J'allais vous le rappeler, Votre Majesté. C'est que je ne voulais pas interrompre une conversation avec votre fille bien-aimée.
— Que vous êtes sotte, Gisèle ! Vous n'aurez donc jamais le sens des priorités !

La reine ne reparlera sans doute plus jamais de cette histoire qu'elle aura tôt fait d'oublier. Priscille s'en sort facilement, une fois de plus. Il faudra qu'elle trouve un moyen discret de savoir s'il n'est pas arrivé malheur à Renaud. Elle chargera Anaïs de cette mission. En même temps, ce n'est pas une question vitale. Elle peut très bien s'en passer ; elle ne manque pas de prétendants et de jolis garçons qui tournent autour d'elle.

Ainsi se poursuit la vie de Priscille.
C'est plutôt chouette d'être une princesse dans le monde d'Eles. Pas de soucis, peu d'obligations, beaucoup de liberté. Beaucoup d'amis, plein d'admirateurs et des tas de serviteurs prêts à satisfaire ses moindres désirs. Que demander de mieux ?
Ah si, il manque tout de même quelque chose dans la vie de Priscille : un père. Le sien est mort au combat quand elle était petite. Elle garde de lui un souvenir idéalisé, celui d'un héros courageux au grand coeur et d'un père tendre et aimant. Son absence la laisse avec un vague fond de tristesse, un voile de mélancolie qui se pose sur elle quand elle est seule.
— Vous êtes très mal coiffée, Mademoiselle ! Une princesse ne devrait jamais faire montre de la moindre négligence ; c'est un très mauvais exemple pour les domestiques !
Ça, c'est Madame Kalisse, sa gouvernante. Le deuxième grand problème de sa vie. Vieille fille acariâtre, Madame Kalisse semble prendre un malin plaisir à gâcher le bonheur de la princesse chaque fois qu'elle le peut. Priscille est convaincue que c'est la jalousie qui la rend aussi aigre. Elle, n'a rien d'une princesse, ni par son physique ni par sa naissance, alors elle cherche à se venger par toutes sortes de brimades. Heureusement, elle ne peut pas grand chose, car Priscille a suffisamment de caractère pour ne pas se laisser faire. Elle prend même un malin plaisir à la faire enrager chaque fois qu'elle le peut. Entre elles, c'est presque devenu un jeu à qui parviendra le mieux à pourrir la vie de l'autre. Dans ce duel, Priscille a l'avantage de bénéficier des avantages de sa position. Mais Madame Kalisse compense ce handicap grâce à un esprit particulièrement retord.
— Vous avez presque seize ans et vous vous comportez toujours en enfant gâtée ! Il serait temps de grandir car bientôt pour vous, la vie ne sera plus aussi facile.
La garce ! Lui rappeler l'arrivée de ses seize ans ! Elle sait toujours trouver les mots pour la démoraliser !
Seize ans, quand on est une princesse dans le pays d'Eles, c'est l'âge où tout change. Pour le pire ou pour le meilleur, mais malheureusement souvent pour le pire. À seize ans, elle devra peut-être quitter le royaume de Mornglass pour épouser quelque vieux souverain d'un royaume lointain. À moins qu'elle n'entre dans un institut religieux où, sous une discipline de fer, on la formera pour devenir la prêtresse d'un dieu quelconque. Bien d'autres possibilités sont encore envisageables et rien n'a encore été décidé. Elle aura la surprise le jour de ses seize ans.
Si seulement elle savait combien de temps il lui reste. Car dans le monde d'Eles, le temps ne s'écoule pas comme ici. Certaines années durent parfois très longtemps alors que d'autres filent sans qu'on s'en rend compte. Quant aux anniversaires, ils sont déterminés par la position des astres, la trajectoire des comètes, le vol de certains oiseaux migrateurs ainsi que d'autres événements bien plus aléatoires encore. Priscille a quinze ans aujourd'hui, mais dans un autre monde elle en aurait peut-être dix-sept, vingt ou seulement quatorze. Difficile à savoir. Elle n'a jamais compté le nombres de jours depuis sa naissance et, même si elle l'avait fait, ça ne voudrait pas dire grand chose étant donné que tous les jours n'ont pas la même durée. Les pendules d'Eles sont réglées selon de savants calculs et l'heure qu'elles indiquent dépend de bien d'autres facteurs que la simple position du soleil dans le ciel. Cela a pour conséquence que les activités de plein air ont parfois lieu au milieu de la nuit et qu'il faut souvent attendre longtemps entre deux repas, pour peu qu'une élongation temporelle survienne.
Nul ne peut donc dire quand la princesse aura seize ans. Ce sera peut-être pour demain, ou peut-être dans très longtemps. On raconte que certaines jeunes filles ont passé une longue vie sans jamais atteindre cet âge, alors que d'autres ont à peine eu le temps de profiter de leur enfance. Priscille quant à elle se sent adulte depuis déjà pas mal de temps - mais on sait à quel point cette espèce de sensation peut être subjective.
La seule chose de certaine, c'est que le jour où elle aura officiellement seize ans, tout changera.
Or il se fait justement que ce jour-là, au moment-même où la princesse jette un regard noir à sa gouvernante en la rabrouant vertement, dans une tour de l'Observatoire Royal du palais de Mornglass un étrange personnage, de stupéfaction laisse tomber sa plume d'oie. Il a une longue barbe, est vêtu d'une robe constellée d'étoiles et autour de lui s'étale un capharnaüm incroyable de fioles, d'appareils de mesure et d'ustensiles de magie. Il s'agit de son Eminence le Grand Révélateur : le mage-scientifique le plus éminent de tout le royaume. La raison de sa consternation se trouve écrite sur le parchemin déposé devant lui et couvert de signes cabalistiques totalement indéchiffrables pour le profane. Il n'y a plus aucun doute, ses calculs sont formels : demain à dix-sept heures trente-sept précises, la princesse Priscille aura seize ans.


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