— C'était lors d'un bal, dans la ville de Crynolis. Oltar était un jeune homme à l'époque, plutôt séduisant. Il était le deuxième fils du roi de Mornglass et moi je n'étais que la fille d'un marchand d'étoffes.
Allongée sur le lit de la princesse, la prisonnière délivrée par Anaïs parle en marquant régulièrement des pauses car elle est encore très faible. Les autres sont pour la plupart toujours léthargiques, même si progressivement elles reprennent leurs esprits.
— Lorsqu'il est venu trouver mes parents pour leur demander ma main, ceux-ci ne se sentaient plus de joie. Un prince ! Leur fille allait épouser un prince ! Eux qui venaient de nulle part et qui avaient dû se battre toute leur vie pour en arriver là. C'était la consécration suprême, la récompense ultime.
La jeune fille reprend son souffle. Elle est jolie, malgré les cicatrices dues à ses mauvais traitements, et encore très jeune. Du moins en apparence, car les événements dont elle parle se sont passés bien avant la naissance d'Anaïs.
— Oltar me faisait un peu peur. Il circulait déjà d'inquiétantes rumeurs à son sujet. On disait qu'il était un peu sorcier et qu'il avait été chassé de Mornglass pour avoir pactisé avec les démons. On disait aussi qu'il entretenait une relation incestueuse avec sa soeur, une pauvre fille qui n'avait pas tous ses esprits, et même qu'il avait violé la reine, sa propre mère. Sans doute n'étaient-ce que des racontars, mais n'empêche qu'il y avait quelque chose dans son regard qui ne me plaisait pas.
Clara s'interrompt à cause d'une douleur qui lui vrille la poitrine, un effet secondaire des tortures qu'elle a subies pendant des années.
— Mais voilà, je n'ai pas osé dire non. C'était tellement important pour mes parents. J'espérais malgré tout que notre mariage soit heureux. J'apprendrais à l'aimer d'une manière ou d'une autre. Mais...
Nouvelle grimace due à la douleur. Elle attend quelques secondes avant de poursuivre :
— Dès le soir de la nuit de noces, les choses se sont mal passées. Il m'a demandé de me déshabiller puis, au lieu de me prendre dans ses bras, il s'est approché de moi avec une seringue.
— Une seringue ?
Depuis le début, Anaïs l'écoute attentivement en s'efforçant de ne pas l'interrompre. Il est vital pour elle de comprendre ce qu'il s'est passé si elle veut trouver un moyen de s'en sortir.
— Il a prétendu que c'était un produit destiné à faciliter l'amour. Il disait que c'était normal, que tout le monde faisait ça. Moi, j'étais naïve et je l'ai cru. Jamais je n'aurais imaginé le reste...
— Qu'y avait-il dans la seringue ?
— Une drogue. Un produit qui me mettait dans un drôle d'état. C'était à la fois délicieux et horrible. Délicieux parce que plus rien ne faisait peur. Et horrible parce que les choses qui auraient dû me faire du mal, me faisaient du bien.
— Comment cela ?
— C'est un peu comme si tout était inversé : je ne pouvais trouver du plaisir que dans ce qui normalement aurait dû me faire du mal. La douleur devenait source de jouissance.
— Et il vous a violée ?
— Oh non, jamais.
— Jamais ?
— Je suis toujours vierge.
— Que faisait-il alors ?
— Toutes sortes de choses... Des choses que je n'oserais même pas vous décrire.
— Et vous n'avez pas réagi ?
— Lorsque l'effet de la drogue se dissipait, je me sentais très mal à l'aise vis-à-vis de tout cela, comme vous pouvez l'imaginer. Mais lorsqu'Oltar revenait vers moi, je n'avais pas assez de force pour refuser. Sauf une fois...
— Comment a-t-il réagi alors ? Il vous a forcée ?
— Non, au contraire. Il s'est montré très gentil, comme il sait l'être parfois. Il a dit que la décision m'appartenait.
— Et puis ?
— J'ai fini par craquer.
— De quelle manière ?
— La drogue avait déjà étendu son emprise sur mon corps. Sans m'en rendre compte, j'étais devenue dépendante. J'en avais besoin... Après cela, tout a été de mal en pis. J'avais perdu toute estime de moi-même et je le laissais faire tout ce qu'il voulait. Il n'y a pas de mot assez fort pour vous décrire le dégoût que j'éprouvais pour moi-même. Pourtant, alors que je croyais avoir touché le fond, il m'a entraîné encore plus bas... Il m'a dit qu'il avait trouvé un remède, un moyen pour moi de sortir de cette dépendance.
Clara est visiblement très affectée par ces souvenirs douloureux. De plus en plus captivée en même temps qu'horrifiée par ce récit, Anaïs la laisse poursuivre à son rythme.
— La solution, c'était que je fasse subir à quelqu'un d'autre tout ce que j'avais subi jusqu'à présent.
— Et vous l'avez fait ?
— J'étais faible et bien trop sotte. Mais vous avez raison : je n'ai pas d'excuses. Jamais je n'aurais dû me laisser entraîner.
— Non, non, je ne vous juge pas ! Continuez...
— C'était une pauvre petite fille de la campagne. On l'a droguée à son tour puis on lui a fait subir les pires tourments. Oltar avait raison : en lui faisant du mal, je pouvais désormais me passer de drogue. J'étais pour ainsi dire libérée. Sauf que le remède était pire que le mal.
La jeune fille fait une longue pause. C'est Anaïs qui finit par rompre le silence :
— Mais comment vous êtes vous retrouvée prisonnière au final ?
— Je n'en pouvais plus de ce que j'étais devenue. Je voulais en finir avec la vie. Là encore, Oltar a dit qu'il pouvait m'aider, que tous mes problèmes pouvaient avoir une fin. Il m'a promis que plus jamais je n'aurais à faire du mal. Mais pour cela, il fallait d'abord simuler mon suicide. Il m'a dicté une lettre dans laquelle je le dédouanais de tout reproche. Dans cette lettre, j'affirmais que tout était de ma faute et que je ne méritais pas l'amour de mon époux, sa gentillesse et sa patience. On a retrouvé mon corps noyé. Sauf que je n'étais pas vraiment morte : j'étais juste dans un coma artificiel provoqué par une autre drogue. Après mon enterrement, Oltar est revenu me chercher pour désormais ne plus jamais me laisser libre.
— C'est horrible !
— Oui et non.
— Comment cela ?!
— Dans un sens, il a tenu sa promesse : jamais je n'ai plus fait de mal à personne. J'étais désormais en permanence sous l'effet des drogues. Sauf dans de rares moments, où j'ai pu constater que d'autres que moi avaient subi le même sort. J'ai même pu dialoguer avec elles.
Elle montre les autres prisonnières toujours à moitié conscientes, puis elle poursuit :
— Toutes ces années sont passées très vite pour moi. C'est comme si tout ça avait eu lieu il y a quelques semaines seulement. D'une certaine manière, je préférais ça. Plus besoin de choisir, plus besoin de culpabiliser. Une espèce de sommeil éternel.
Elle fixe Anaïs.
— Mais maintenant que vous m'avez réveillée, que vais-je devenir ?
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Mornglass
FantasiQuand on est princesse dans le monde d'Eles, seize ans, c'est l'âge où tout bascule. Malheureusement pour Priscille, son destin n'est pas celui dont elle avait rêvé. Son amie Anaïs, simple servante, parviendra-t-elle à la sauver ? Dans un monde fant...