Chapitre Neuf

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C'est à quatre heures du matin qu'Anaïs a été réveillée, sans ménagement, pour commencer sa toute première journée de travail au château d'Antyla. Depuis, elle n'a pas chômé : vaisselle, nettoyage du parquet, battage des tapis, arrosage des plantes, on ne lui a pas laissé le temps de souffler. D'un côté, elle préfère ça : se plonger dans le travail lui évite de trop réfléchir ; et c'est toujours mieux que de rester dans une chambre froide pleine d'insectes répugnants.

La vie des domestiques est très organisée : le travail se fait toujours en groupe et sous la surveillance d'un intendant. L'inconvénient, c'est qu'il faut absolument travailler aussi vite que les autres si on ne veut pas se faire remarquer. L'avantage, c'est qu'on se sent moins seul et que les efforts paraissent moins pénibles. C'est l'effet de groupe. Un effet qui est renforcé par l'intendant, qui passe son temps à crier sur les domestiques pour les motiver. Celui-ci ne se mouille jamais et ne lève jamais le petit doigt pour quoi que ce soit. Son unique rôle, c'est de surveiller ceux qui travaillent, d'encourager les meilleurs et de harceler les traînards. Un véritable sergent major. Être intendant, c'est la bonne planque ; pas besoin de travailler. On a expliqué à Anaïs qu'elle a une chance de devenir un jour intendante elle aussi. Elle se demande si ce rôle lui conviendrait : hurler des ordres toute la journée, ça doit être lassant, à la longue. Mais c'est toujours mieux que de trimer avec les autres. À la réflexion, elle pense qu'elle se débrouilllerait sûrement très bien. Ce sera son objectif désormais. Car elle n'a pas l'intention de passer le reste de sa vie à frotter les sols à quatre pattes.

Il est treize heures trente maintenant. Anaïs se trouve dans un petit salon où on lui a demandé d'attendre, sans lui fournir d'autre explication. Elle n'a rien demandé car il est très mal vu ici de poser des questions ou d'entamer une conversation qui ne soit pas strictement nécessaire. Alors elle attend.

Les minutes passent.

Elle serait tentée de se coucher sur le tapis ; une petite sieste lui ferait le plus grand bien. Mais si on la surprend endormie, ce ne sera sûrement pas très bien considéré. Finalement, elle décide de s'asseoir dans un fauteuil, en restant très attentive, bien décidée à se relever au moindre bruit.


*


À quatorze heures précises, lorsque Priscille pénètre dans le salon où, lui a-t-on dit, l'attend son amie, elle trouve celle-ci endormie dans un fauteuil, la bouche ouverte, un mince filet de bave pendant de ses lèvres.

« Eh bien ma tendre amie ! Je vous trouve en bien fâcheuse position ! », lui aurait-elle dit si on se trouvait dans un de ces contes surranés où les princesses s'expriment avec tant de délicatesse. Mais comme cette histoire est rédigée par un écrivain très moyen et peu enclin à respecter les canons du genre, Priscille se contente de pouffer de rire, ce qui réveille aussitôt l'endormie.

Trop impatiente de lui faire visiter ses appartements, elle entraîne son amie au pas de course sans lui poser de questions, bien décidée à profiter des quarante-trois minutes que son emploi du temps lui accorde.

Anaïs est impressionnée par l'étendue et le luxe des appartements qu'elle découvre. Le contraste est d'autant plus saisissant quand on connaît les conditions dans lesquelles elle est logée. Déjà à Mornglass, Priscille bénéficiait d'une vaste chambre avec vue sur les jardins royaux tandis qu'Anaïs occupait une modeste pièce dans la fermette de ses parents. Mais les appartements de Priscille à Mornglass, s'ils étaient très confortables, ne possédaient tout de même pas cette débauche de luxe et d'espace. Et si la chambre d'Anaïs était petite, elle était propre, claire et agréable à habiter. Mais surtout, à Mornglass, Anaïs était plus ou moins libre de son temps qu'elle passait pour l'essentiel en compagnie de son amie au château, profitant ainsi presque autant qu'elle du confort royal.

Sans se rendre compte de l'amertume qui envahit son amie, la princesse lui fait découvrir les moindres recoins et tous les trésors de ses quartiers personnels : les rideaux dorés que l'on actionne en claquant des mains, la boîte à musique capable de jouer soixante-dix airs différents, le petit singe domestique dressé pour lui apporter n'importe quel objet, les cristaux multicolores grâce auxquels elle peut modifier à volonté l'éclairage, la bibliothèque parlante capable de lui réciter pas moins de trois cents histoires différentes, le feu de cheminée réglable, le matelas masseur, le projecteur d'hologrammes et même la couverture mobile, celle qui se remet en place automatiquement pendant la nuit afin de ne pas perturber le sommeil.

Quand enfin elles en ont fait le tour, Priscille lui demande :

— Et toi ? Es-tu bien installée ? À ton tour de me faire visiter !

Depuis le début, Anaïs a un regard hébété. Priscille prend cela pour de l'émerveillement mais en vérité, ce n'est que consternation et dépit. La jeune fille est sous le choc. Elle n'a jamais eu autant conscience de la misère de sa situation. C'est en balbutiant qu'elle lui répond :

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. En plus, je ne suis pas sûre que votre oncle apprécierait que je vous montre ma chambre.

— Mm, tu as peut-être raison. Il n'aime pas que l'on se montre trop familier avec les domestiques. Si on veut pouvoir continuer à se voir, il va falloir se montrer prudentes. Devant lui, nous jouerons la comédie : moi je me montrerai froide et indifférente et toi tu feras preuve d'une déférence excessive à mon égard. Qu'en dis-tu ? Ce sera comme un jeu. Cela pourra même s'avérer très drôle !

— Oui. C'est une bonne idée.

— Que dites-vous là ?! s'indigne la princesse d'une voix faussement hautaine.

— Je veux dire : Oh oui ! Votre Majesté ! répond Anaïs en jouant le jeu. Il en sera fait selon Vos désirs !

— Hi, hi ! Très bien ! Je sens que nous allons beaucoup nous amuser ! Tu sais, mon oncle a l'air sévère mais je suis sûre qu'au fond il n'est pas si mauvais. Si nous nous y prenons bien, nous serons ici aussi heureuses qu'à Mornglass et même davantage ! Il va juste falloir faire preuve d'un peu de patience.

— Je le souhaite, Princesse. Je le souhaite vraiment.

Les deux filles passent le reste de leur temps à évoquer des souvenirs de leur vie passée, puis elles se séparent à l'heure prévue pour reprendre chacune leurs activités.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant