Mornglass II - Introduction

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C'est une vieille décrépite vêtue de haillons puants, qui avance le dos courbé. Elle a une moitié du crâne complètement chauve et l'autre moitié affublée d'une longue tignasse blanchâtre. Elle a le nez cassé et il lui manque un morceau de mâchoire, ce qui laisse apparaître à l'air libre les quelques dents qui lui restent. Elle vit dans une maison en ruine, isolée quelque part dans les forêts qui entourent le royaume de Mornglass, dans une coin reculé où personne n'ose s'aventurer car tout le monde le sait hanté par d'horribles créatures, des spectres et des démons capables de vous pétrifier d'un seul regard, si vous avez de la chance, ou de vous faire des choses bien pires si vous en manquez. Mais la vieille n'a pas peur des spectres et des démons. Que pourraient-ils lui faire  ? Sa situation ne pourrait pas être pire  : elle a déjà tout perdu. Dans ces bois maudits, elle a trouvé refuge et tranquillité. Elle survit en mangeant des racines et en ramassant des plantes qu'elle troque contre de la nourriture dans les fermes les plus proches. Le reste du temps, elle ramasse du petit bois pour se chauffer. Elle a appris à vivre avec très peu. Auriez-vous pitié d'elle si vous la croisiez  ? Elle, si misérable et abandonnée de tous. Sauriez-vous voir au-delà des apparences et, derrière ce physique horrible, déceler un coeur qui bat et une âme qui ne demande qu'à aimer et être aimée  ? La prendriez-vous sous votre aile pour lui offrir un peu de pain et de chaleur  ?

Vous auriez bien tort.

Car en plus d'être laide, cette femme est très méchante. Eh oui, parfois, les apparences ne sont pas trompeuses. Si son corps est avachi, son âme, elle, est bien pire. Son coeur est noir et son esprit envahi par la haine.

Les rares enfants qui croisent parfois sa route lui jettent des cailloux et la traitent de sorcière. Pour les faire fuir, elle les menace de leur jeter un sort, chose qu'elle serait bien incapable de faire, ce n'est qu'une pauvre femme sans talent, mais ça fonctionne, assez en tout cas pour qu'on s'éloigne d'elle et qu'on la laisse poursuivre sa pitoyable existence.

Pourquoi s'intéresser à elle  ? Quel intérêt de suivre les pas d'une vieille folle dont la vie ne présente pas le moindre attrait et dont les relations sociales sont réduites à presque rien  ? La raison est la suivante  : si elle est très affaiblie et très esseulée, cette horrible créature n'a pour autant pas perdu toutes ses capacités de nuisance. Et bientôt, elle fera du mal. Beaucoup de mal. Voilà pourquoi il est important de la surveiller de près.

Oh, bien sûr, j'aurais pu vous parler, comme dans le premier épisode, de jolies princesses vivant dans des châteaux de conte de fée. Malheureusement, je ne choisis pas  : je peux que vous raconter ce que je vois. À la base, je n'avais même pas l'intention d'écrire un second épisode. J'étais parti dans d'autres mondes, d'autres dimensions, pour vous raconter d'autres histoires. Mais voilà, en route, je suis tombé dans un trou, un vortex spatio-temporel, qui m'a ramené direct dans le monde d'Eles. Un peu comme Alice basculant dans son terrier. Et je me suis retrouvé face à cette vieille. Contrairement à ce qui arrive à Alice cependant, les personnages de ce monde merveilleux n'ont pas conscience de ma présence. Ils ne me voient pas (excepté dans des circonstances exceptionnelles où je peux alors nouer un dialogue avec eux). Entre nous, c'est bien mieux comme ça  ; je préfère rester invisible. Le contraire serait dangereux  : imaginez un peu que je me fasse capturer  ! Je resterais alors prisonnier dans cette dimension, avec peu d'espoir de retour. Or, si le monde d'Eles a beaucoup d'attraits, il recèle aussi maints dangers. Je ne suis pas sûr que je m'y épanouirais. Non, je préfère rester comme ça  : bien au chaud sur cette bonne vieille planète Terre, à butiner des rêves d'une dimension à l'autre. Au fond, je suis plutôt casanier. Les voyages, d'accord, mais en rêve seulement  : c'est plus confortable et beaucoup moins risqué.

Me voilà donc dans les bois de Mornglass.

En plongeant dans son esprit, je peux lire que la vieille n'a pas toujours été aussi misérable. Il y a peu de temps, elle avait même une situation bien en vue. Elle était puissante. Presque l'égale d'une reine. Aujourd'hui, elle n'a plus rien. Pourtant, elle n'a pas renoncé à tout. Il lui reste une raison de vivre, une obsession qui lui donne la force de supporter son infortune. Cette obsession, elle a pris la forme d'un monstre. C'est une créature horrible, je veux dire  : encore plus horrible qu'elle, qui hante ces bois et ne sort que la nuit pour se gorger du sang des malheureux qui croisent sa route. Grâce à cette créature, elle le sait, elle récupérera son pouvoir. Et tout redeviendra possible. Cela fait longtemps qu'elle est sur ses traces. Aujourd'hui, elle approche du but. Elle a pénétré toujours plus profondément dans cette forêt hostile remplie de ronces, traversant des zones marécageuses, prenant tous les risques en escaladant des rochers pointus, mais cette fois-ci, ça y est  : elle l'a trouvée. Devant elle, l'entrée d'une grotte, si discrète qu'on passerait juste à côté sans la voir et dans un endroit si difficile d'accès que personne n'aurait l'idée de venir jusqu'ici.

Le repaire de la bête.

Elle le sait, elle le sent. Il ne lui reste plus qu'à attendre, maintenant. Attendre que la nuit tombe.

Alors, pour elle, soit tout finira enfin, soit tout pourra recommencer.



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