Mornglass

Chapitre Dix-huit

Priscille n'a jamais vu autant de soldats ; elle ignorait même qu'il fût possible d'en rassembler autant. Depuis une heure maintenant ils défilent à ses pieds, dans un ordre parfait. Les armées du comte Oltar sont impressionnantes. Elles recouvrent l'horizon d'un voile noir, noir comme la couleur de leur uniforme. Ondulant tels les flots d'une mer hérissée de piques et de lance-feu, elles se meuvent dans un parfaite synchronisation.

Lorsque tous les éléments sont à leur place, l'ensemble s'immobilise et sur la plaine tombe alors un silence qui est encore plus impressionnant que le vacarme de ces cent mille hommes marchant au pas. Debout à ses côtés, son oncle lui fait un signe.

C'est à elle, maintenant.

Elle s'avance sur l'estrade qui domine la multitude et commence, sur un ton qu'elle s'efforce de rendre impérieux :

— La division est l'ennemi des peuples !

Un amplificateur porte le son de sa voix plusieurs kilomètres à la ronde. Dans l'air glacé d'Antyla, celle-ci résonne comme du cristal.

— Depuis bien trop longtemps, les nations d'Eles se déchirent dans de vaines querelles qui se renouvellent sans cesse.

Elle porte une combinaison moulante couleur chair qui épouse parfaitement les formes de son corps et qui de loin pourrait donner l'illusion qu'elle est nue.

— Les disputes des rois sont le fléau de leurs sujets. Aujourd'hui s'offre à nous une chance unique de mettre fin à ces conflits. Par son courage, sa persévérance et son esprit de dévotion à nul autre pareil, les comte Oltar a prouvé qu'il était le seul apte à établir une paix durable dans notre monde. Aujourd'hui, nous nous dressons derrière lui tel un seul être, animés d'une même foi, portés par un même enthousiasme pour le seconder dans l'accomplissement de son oeuvre sacrée : l'union sous une seule et même bannière de tous les royaumes d'Eles !

De sa main droite, elle dresse le drapeau d'Antyla, l'emblème du comte Oltar : un triangle noir barré d'un éclair rouge. Aussitôt, la foule des soldats accomplit le même geste, chacun levant un petit drapeau en clamant en coeur : « Eles ! Eles ! ».

Le souffle de ces dizaines de milliers de voix est tel qu'il fait trembler le sol.

Un nouveau silence s'ensuit, puis la princesse reprend la parole :

— Une ère de paix et de prospérité s'ouvrira bientôt, au cours de laquelle chacun d'entre vous, quel qu'il soit, sera récompensé pour ses efforts. Mais qui ne sera pas avec nous, sera contre nous ! Ceux qui oseront s'opposer à notre mission, nous les écraserons sans pitié, comme de la vermine ! Nous purifierons notre monde de tous les parasites qui le gangrènent depuis bien trop longtemps ! Tous ensemble derrière le comte Oltar !

Elle dresse à nouveau son drapeau, imitée par les milliers de soldats fanatisés qui clament en choeur : « Oltar ! Oltar ! ».

Puis les troupes reprennent leur mouvement, rythmé par les accents d'une musique martiale.

Priscille, elle, reste immobile, le drapeau toujours dressé devant elle.

Elle peut être fière : sa voix n'a pas tremblé, ou presque pas. Elle n'a pas eu de trou de mémoire ; elle a parfaitement récité le discours que son oncle avait écrit pour elle. Le souffle court, elle contemple la multitude parfaitement organisée qui défile à ses pieds, grisée par l'énergie qui émane de ce peuple en mouvement, emportée par un tourbillon d'émotions, au coeur d'une force qui la dépasse complètement. Elle n'a qu'une envie : se laisser entraîner par cette force qu'elle sent capable de soulever des montagnes. De grandes choses sont sur le point d'être réalisées, elle en est convaincue ; elle participe à des événements dont on parlera pendant longtemps. Rien ne peut désormais résister au pouvoir de sa beauté éternelle, conjugué à l'énergie de ces myriades de soldats et à la magie de son oncle. Elle croit en ses promesses : un nouvel âge d'or va bientôt voir le jour. Un ère où plus rien ne sera impossible. Le monde entier sera bientôt uni comme un seul pays.

Et elle en sera la reine universelle.