Epilogue

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— Au fond, toute cette histoire n'est qu'un tragique drame d'amour  !

— Certainement, certainement...

Assise sur un fauteuil, en train de se ventiler, Centiane, reine de Mornglass, discute avec le vicomte de Barjerue. Toujours belle malgré son embonpoint, la mère de Priscille porte une magnifique robe en dentelle bleue et des fleurs dans les cheveux. À ses côtés se tiennent deux domestiques, une fille au visage ingrat et un homme d'une quarantaine d'années plutôt maigre et raide comme un piquet. Il y a aussi une cage à oiseau avec une espèce de toucan au plumage rouge et noir, au gros bec, un pompon jaune sur la tête. La reine a en effet tenu à emmener la plupart de ses oiseaux avec elle, ce qui n'a pas été une mince affaire pour l'organisation du voyage. Le vicomte de Barjerue, quant à lui, a revêtu sa plus belle tenue d'apparat  : un costume rouge à pompons jaunes, avec un grand sabre à la ceinture. Malheureusement pour lui, il n'a plus vingt ans  ; son bel habit le boudine et enserre son cou, lui donnant un visage tout rouge, derrière une barbe qui a encore grandi depuis le début de cette histoire.Debout à côté de la cage, il ne se rend pas compte que tout le monde pouffe en le regardant, tellement lui et l'oiseau semblent bien assortis.

— Peut-être la seule faute de ce pauvre Oltar, poursuit la reine, c'est d'être tombé amoureux de moi. Voyez ce que l'amour peut faire d'un homme  ! Oh, je ne lui cherche pas d'excuses  : il mérite ce qui lui est arrivé. Il aurait dû souffrir en silence, tout simplement. Accepter son sort et vivre avec le souvenir de notre premier baiser. Au pire, il aurait pu en composer une chanson. Mais mettre le monde à feu et à sang, non, franchement, c'est très excessif comme réaction. Oltar a toujours été excessif, c'est ça son problème. Et vous, Vicomte  ? Comment auriez-vous réagi  ? Que seriez-vous prêt à faire, par amour  ?

— Hum, eh bien, c'est-à-dire, ça dépend par amour pour qui....

— Votre coeur ne bat-il pas secrètement pour quelque princesse... ou quelque reine  ?

— Je... euh... Oui, il se peut.

Une servante s'approche d'eux pour leur proposer à boire. Il s'agit de Capucine. Remise de ses blessures, elle a aussitôt été engagée par la nouvelle reine d'Antyla. Arrivée à leur hauteur, la jeune fille se prend les pieds dans le sabre du vicomte qui traîne derrière lui et s'étale sur la cage de l'oiseau en renversant ses verres. La cage s'ouvre et l'oiseau s'envole. Capucine se confond en excuses tandis que la reine Centiane houspille ses domestiques pour qu'ils rattrapent le volatile.

Un peu à distance, Anaïs observe la scène d'un air navré. Cette Capucine décidément n'a pas de chance. Elle se fait copieusement sermonner par l'intendant en chef, l'horrible Monsieur Grégor, qui a été confirmé dans ses fonctions. Ce n'était pas sa faute pourtant  ; Anaïs a tout vu  : c'est ce balourd de vicomte qui a fait un geste maladroit avec son grand sabre. Mais bien sûr, on ne risque pas de lui reprocher quoi que ce soit, à lui. C'est toujours la même chose  : ce sont systématiquement les domestiques qui encaissent pour les autres.

— Tiens-toi droite  ! Et ne regarde pas les gens fixement  ! Tu vas attirer l'attention  !

Ça, c'est la mère d'Anaïs. Elle aussi a été invitée à la cérémonie, de même que son père. Avoir fait venir la famille d'une simple domestique est une très grande faveur. C'est en remerciement du rôle que leur fille a joué.

Maigre récompense.

Bien sûr, Anaïs est contente que tout se soit arrangé et elle est heureuse pour Priscille. Désormais, leur vie devrait être beaucoup plus agréable. Elle seront de nouveau deux amies, avec cette fois plus personne pour les empêcher de s'amuser.

Mais elle reste une simple servante. Son statut ne tient qu'au bon vouloir de la nouvelle reine d'Antyla.

Sa mère avait raison  : les princesses restent des princesses, ou deviennent des reines. Mais les servantes restent toujours des servantes.

Il lui arrive parfois de repenser au baiser du comte. Que serait-il arrivé si elle s'était vraiment donnée à lui  ? Aurait-il vraiment fait d'elle sa reine  ? Mais à quoi bon penser à cela  ? Il est vain et dangereux de lutter contre son destin. C'est ainsi qu'on finit par devenir fou. Fou comme l'était certainement Oltar.

Ces derniers jours, elle n'a pas vu beaucoup Priscille. Celle-ci est fort occupée par les divers préparatifs pour la cérémonie. Quant à ses temps libres, elle préfère les passer avec d'autres personnes, princes, princesses, duchesses, ce n'est pas le beau monde qui manque ici. Il y a surtout ce jeune homme en compagnie duquel elle la surprend souvent. Un certain Prince de Villeneuve. Ils semblent très bien s'entendre tous les deux. Il est plutôt mignon. Mais il y a quelque chose qui lui déplaît chez lui. Un petit quelque chose qu'elle aurait du mal à définir. Est-elle tout simplement jalouse  ? C'est possible.

— D'où vient-il, ce prince  ? demande-t-elle à sa mère.

— Cela ne nous regarde pas  ! Depuis quand les domestiques se mêlent-ils des affaires des souverains  ? Vous posez trop de questions, ma fille  ! Votre curiosité un jour vous perdra, je vous l'ai déjà dit  ! Tâchez plutôt de vous rendre utile au lieu de rester plantée là  ! Allez demander à la reine Priscille si elle ne manque de rien  !

Parfois, Anaïs aurait envie de l'étrangler. Après tout ce qu'elle a fait, après tous les risques qu'elle a pris, sa mère continue à la traiter comme une petite écervelée. C'est exaspérant  ! Le mieux est encore qu'elle prenne ses distances. Elle va faire ce qu'elle lui dit, ainsi elle aura la paix. Ah, justement voici Priscille qui s'avance vers elle. La jeune reine a un sourire radieux  ; elle entraîne son amie en la prenant par le bras.

— Tu ne devineras jamais ce qui m'arrive  !

Anaïs a une vague idée de ce qu'elle va lui dire, mais elle la laisse continuer  :

— Je suis amoureuse  !

— Amoureuse  ? À quel point  ?

— À la folie  ! Oh  ! Si tu savais  ! Jamais je n'ai ressenti ça auparavant  ! Il est tellement beau, tellement spirituel, tellement parfait  ! Et il est issu d'une très ancienne et très prestigieuse lignée, tu sais  !

— Vraiment  ? Je n'avais pourtant jamais entendu parler de lui auparavant.

— Nous allons nous marier  !

Anaïs reste sans voix. Parle-t-elle sérieusement  ? Se marier  ? Alors qu'elle le connaît à peine  !

Si elle se fait sincèrement du souci pour le bonheur de son amie, Anaïs pense aussi à elle. Que va devenir leur amitié une fois Priscille mariée  ? Ce ne sera plus la même chose qu'avant, c'est sûr. La nouvelle reine n'aura plus beaucoup de temps à lui consacrer.

— La cérémonie de mariage aura lieu en même temps que le couronnement  ! N'est-ce pas merveilleux  ? Aurais-tu pu imaginer pareil bonheur  ?!

— Déjà  ? Mais... N'est-ce pas un peu rapide  ?

— Quand l'amour est là, on ne peut pas se tromper  ! Ce n'est jamais assez rapide  ! Un jour, toi aussi tu vivras ça, alors tu comprendras  !

Puis elle ajoute  :

— Aussi, il faut profiter du fait que tous les invités soient déjà là. D'un point de vue pratique,  ça arrange tout le monde. Tout est convenu  ! Demain, je serai reine et la femme la plus heureuse du monde  !

Priscille embrasse son amie sur la joue puis s'en retourne en courant vers son prince.

MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant