Chapitre Seize

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La beauté éternelle.

Rester jeune pour toujours. Ne jamais vieillir, ne jamais prendre une ride.

Voilà ce que son oncle lui a proposé.

Il dit qu'il en a le pouvoir. Elle le croit. Pour que le sortilège fasse effet, rien de plus simple : il lui suffit de boire le contenu de cette petite fiole qu'il lui a donnée.

Alors elle sera jeune éternellement.

Bien sûr, hélas ! il y a un prix à payer : pour que cela fonctionne, elle doit renoncer pour toujours à connaître un homme.

Rester vierge à jamais.

Ne jamais vivre le grand amour, ne jamais pouvoir se donner à celui qu'elle aime ni connaître le grand frisson entre ses bras. Cela signifie aussi ne pas donner la vie : renoncer au bonheur de fonder une famille et de voir grandir ses enfants.

C'est beaucoup demander.

Mais la jeunesse éternelle ne vaut-elle pas ce sacrifice ?

Heureusement, le comte lui laisse le temps de réfléchir. C'est une grave décision. Car une fois qu'elle aura absorbé le contenu de la fiole, il n'y aura pas de retour en arrière possible sans de douloureuses conséquences.

— Quelles conséquences exactement ? lui demande Anaïs, à qui elle vient de tout raconter.

— Mon oncle ne me l'a pas expliqué précisément mais il m'a bien fait comprendre que ce serait terrible. Si je couche avec un garçon après avoir bu l'élixir, cela pourrait être très dangereux, autant pour moi que pour ce garçon.

— Te crois-tu capable de t'en priver à jamais ? L'éternité, c'est bien long, tu sais.

— Imaginons que je tienne le coup pendant un siècle avant de craquer. Ce serait toujours un siècle de gagné ! Cela en vaudrait tout de même la peine, non ?

— Je ne sais pas. Cela me fait peur...

Désormais au service personnel de son amie, Anaïs passe le plus clair de son temps en sa compagnie. Après les conditions difficiles qu'elle a connues, c'est un peu comme des vacances pour elle. Personne n'est venu lui reprocher son intrusion dans les sous-sols du château. La seule personne qui pourrait la dénoncer, c'est cette créature monstrueuse qu'elle a croisée. Mais sans doute celle-ci est-elle incapable de parler. Tant mieux. Pour le moment, elle préfère oublier cet endroit terrifiant. Elle aimerait mieux ne jamais y avoir mis les pieds. Pourtant, elle s'est promis d'en parler à Priscille. Il faut qu'elle la prévienne. Il faut qu'elle sache. Peut-être celle-ci pourra-t-elle alors obtenir des explications ou bien mener une enquête. En tant que Princesse Corégente, elle a tout de même des droits. Bien plus qu'une simple servante, en tout cas. Mais voilà : elle n'a pas encore trouvé une occasion d'aborder le sujet. Il faut dire que la vie de Priscille est tellement codifiée désormais, les moments comme celui-ci où elles se retrouvent simplement toutes les deux sont rares. Il faut qu'elle en profite.

— Tu vois, reprend la princesse dans un soupir. Je crois que mon oncle est vraiment un brave homme.

Anaïs revoit ces jeunes femmes torturées ; leurs cris plaintifs résonnent encore à ses oreilles. Elle n'ose cependant pas contredire son amie qui poursuit :

— Les gens le jugent mal à cause de son attitude, qui je l'admets n'est pas toujours très chaleureuse. Mais surtout, ils le jalousent à cause de son pouvoir ! Moi, je suis sûr qu'au fond de lui, il a un coeur noble et sensible. La meilleure preuve n'en est-elle pas qu'il nous autorise à être à nouveau ensemble toi et moi ? Pour ses ennemis, sans doute peut-il se montrer implacable, je veux bien le concevoir. Mais qui sait se montrer fidèle à son égard en est généreusement récompensé.

Assises côte à côte sur l'immense lit de la princesse (qui tient toujours en main la précieuse fiole contenant l'élixir de jeunesse), les deux amies restent un instant silencieuses.

— Mais au fait, reprend Priscille, tu voulais me parler de quelque chose ? Je t'écoute !

Anaïs hésite puis se contente d'un sourire gêné. Elle n'a pas le courage de briser les illusions de son amie. Pas aujourd'hui. Comment trouver les mots pour décrire l'horreur qui a lieu sous leurs pieds en ce moment-même ?

— Oh, non. Ce n'est rien...

— Mm. Toi, tu me caches quelque chose ! lui dit-elle sur un ton espiègle en pointant un doigt entre ses côtes, ce qui ne manque pas de faire sursauter Anaïs et de lui arracher un petit rire.

C'est un rire purement nerveux car elle aurait plutôt envie de pleurer, mais la princesse n'y voit que du feu.

Elle poursuit :

— Mon petit doigt me dit que c'est... un amoureux !

— Non...

— Vilaine menteuse ! Avoue !

Et la voilà qui se met à la châtouiller.

— Arrête, s'il te plaît ! D'accord, j'avoue !

Après tout, autant lui faire accroire cela : ça lui évitera d'autres questions plus embarrassantes.

— Raconte-moi tout ! Est-il beau ?

— Plutôt, oui.

— Jeune ? Vieux ?

— Oh, bien plus âgé que moi, malheureusement. Mais il ne fait pas son âge.

Sans vraiment le vouloir, sans qu'elle ait eu le temps de réaliser, c'est bien au comte Oltar qu'elle pense en lui décrivant cet amoureux imaginaire. Pourquoi lui ? Pourquoi est-ce son image qui s'impose à elle ? C'est venu comme une évidence. Et étrangement, cela lui fait du bien d'en parler. Mais hors de question évidemment que Priscille soupçonne quoi que ce soit quant à la réelle identité de cet « amoureux ».

— Fait-il partie des serviteurs ?

— Non.

— Ah ! Un noble, alors ! Prince ? Duc ? Chevalier ?

Anaïs pousse un soupir et ne répond pas.

Priscille lui prend la main et, d'une voix plus posée, très gentiment :

— Je comprends, tu as peur que votre amour soit impossible. Alors écoute-moi, écoute bien ce que je vais te dire : quand il y a de l'amour, rien n'est impossible ! L'amour est une force plus puissante que tous les sortilèges, plus puissante encore que la magie de mon oncle ! Tu m'entends ? Regarde-moi !

Elle lui prend le menton et la fixe droit dans les yeux :

— N'oublie jamais ça, Anaïs ! Jamais ! Lorsqu'il y a de l'amour, tout devient possible !


*


Décidément, rien n'est simple pour Anaïs.

Voilà maintenant que son amie lui parle de jeunesse éternelle et lui vante la bonté de son oncle !

Ne devrait-elle pas la mettre en garde ?

Mais si elle fait ça, le risque est grand que le comte lui retire sa confiance. Elle se retrouverait alors à nouveau dans les bas étages.

Voire même, beaucoup plus bas encore...

Si elle veut rester auprès de son amie, elle n'a pour le moment pas d'autre choix : elle doit se taire et obéir.

C'est paradoxal mais, quelque part, pour la protéger, elle est obligée de la trahir.

Tout ce qu'elle espère, c'est qu'un jour elle lui pardonnera.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant