Chapitre Vingt-neuf

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Dans les couloirs du château d'Antyla, deux jeunes filles avancent sans faire de bruit. L'une d'entre elles est très affaiblie ; elle a le corps couvert de cicatrices et tient à peine debout.

Anaïs est obligée de la soutenir.

Elle a fait ce qu'elle aurait dû faire depuis le début : elle est retournée dans les caves pour libérer les prisonnières. Puisque de toute façon son sort est scellé et qu'on ne la laisse pas sortir du château, autant risquer le tout pour le tout. Une à une, elles les a conduites dans les appartements inoccupés de la princesse. Ça n'a pas été facile car elles sont dans un état tel qu'elles savent à peine marcher. Heureusement, le château est truffé de passages secrets et de couloirs latéraux qui lui ont permis d'effectuer les navettes sans se faire repérer.

Sa plus grande crainte, c'est de croiser la route du chat. Car lui doit connaître tous ces passages et même des tas d'autres dont elle ignore l'existence. Qui sait ce que ce satané animal pourrait faire s'il découvrait son manège. Par bonheur, aucune bête poilue par ici. Il est sûrement occupé ailleurs.

C'est la cinquième et dernière prisonnière. Il est temps que ça se termine car elle n'en peut plus.

Que compte-t-elle faire ensuite ? Elle n'en sait trop rien. Attendre que les filles aient récupéré et réfléchir à une solution. Ensemble, elles auront peut-être une chance de s'en sortir.

─ Où suis-je ? Qui êtes-vous ?

C'est la prisonnière qui vient d'ouvrir les yeux. Elles sont dans un état semi-conscient dont elles émergent de temps en temps, mais jamais pour longtemps.

─Je suis ton amie, je t'ai sortie des cachots. Je t'emmène dans un lieu sûr, fais encore un effort.

─ Pourquoi avez-vous fait ça ?

─ Ce serait trop long à t'expliquer. Maintenant, tais-toi, on pourrait nous entendre ! Économise tes forces !

Mais au lieu de ça, la prisonnière commence à s'agiter.

─ Non ! Je ne veux pas ! Laissez-moi !

─ Calme-toi ! Nous sommes presque arrivées !

─ Pourquoi m'avez-vous sortie de ma cellule ?! Je veux y retourner !

─Tu délires ! Laisse-toi faire et tout ira bien !

─ Non, vous ne comprenez pas : je ne veux pas que ça recommence...

─ Que quoi recommence ?

─Je ne veux pas faire à nouveau du mal...

─ Qu'est-ce que tu racontes ?! C'est toi, la victime ! Je suis venue t'aider ! Ton cauchemar est fini, maintenant !

Elle essaie de résister mais heureusement elle est beaucoup trop faible et Anaïs parvient à la faire avancer.

─Je ne veux pas, je ne veux pas...

Pauvre petite fille. Les horreurs qu'elle a subies ont dû la traumatiser profondément.

─Je suis un monstre, ajoute-t-elle, avant de retomber dans un état semi-comateux.

Enfin elles atteignent les appartements.

Reste à espérer que personne ne viendra les déranger de si tôt.



*



Au même moment, dans ses appartements à l'autre bout du château, Madame Kalisse contemple le cristal qu'elle a confisqué. Il y a de la magie dans cet objet, elle peut le sentir. Sa surface est parcourue d'irisations et en son sein on peut entrapercevoir des formes qui se meuvent. Elle ignore de quoi il s'agit mais c'est sûrement quelque chose de très important.

Le comte sera content d'elle. Il va la récompenser pour cela.

Enfin ses mérites seront reconnus.

Madame Kalisse n'a pas toujours été la vieille femme acariâtre qu'elle est aujourd'hui. Avant aussi, elle était jeune et plutôt belle. Mais elle n'est pas née princesse : elle a dû se battre toute sa vie pour démontrer sa valeur et s'assurer une place respectable. Elle a toujours trouvé injuste que de plus sottes qu'elle, comme Priscille par exemple, soient considérées par tous comme le centre du monde, alors qu'elle restait toujours dans l'ombre. Mais ce qui l'horripile au plus haut point, ce sont les petites arrivistes comme Anaïs qui, au lieu de s'élever comme elle à force de travail et de persévérance, comptent sur une soi-disant amitié pour se mettre en valeur et en faire moins que les autres. La petite peste se croit au-dessus de sa condition uniquement parce qu'elle a su influencer cette gourde de princesse au point de lui faire croire qu'elle était son amie, alors qu'évidemment la seule chose qui l'intéresse, ce sont les bénéfices qu'elle peut en tirer. Mais pire que tout, sans aucun respect pour le statut de Madame Kalisse, cette moins que rien se montre depuis toujours impertinente. Elle se permet de la regarder de haut comme si elle se croyait intouchable, comme si sa fausse amitié avec la princesse, outre qu'elle la dispenserait de tout, la mettait aussi à l'abri de tout.

Madame Kalisse est en vérité jalouse. Jalouse qu'une plus jeune qu'elle s'en sorte si facilement alors qu'elle a dû en baver pendant tant et tant d'années.

Mais cela va changer, maintenant.

Le comte n'est pas le genre d'homme à se laisser avoir par les sentiments. Il ne lui pardonnera pas ce larcin ; tous les motifs qu'elle pourra invoquer ne suffiront pas pour la sauver.

Madame Kalisse se délecte et éprouve une jouissance proche de l'extase à imaginer ce qu'il va lui faire subir.

Alors qu'elle est plongée dans ces pensées, sa main caresse le cristal sans même qu'elle s'en rende compte, jusqu'à ce qu'elle reçoive une décharge qui la fait sursauter. C'est la surprise qui lui fait cet effet et non la souffrance, car la décharge en effet n'est nullement douloureuse. Bien au contraire ! Si elle osait cette comparaison, Madame Kalisse dirait qu'elle vient de vivre un orgasme. Une sensation délicieuse qu'elle n'a plus connue depuis longtemps. Bien trop longtemps.

─ Bel objet, n'est-ce pas ?

Elle se retourne brusquement. Face à elle, le chat Lemnis se tient négligemment couché sur un meuble. Il la regarde tranquillement tandis que sa longue queue balance dans l'air.

─ Et si doux au toucher, ajoute-t-il.

─ Que faites-vous ici ?! Comment êtes-vous entré ?!

Sans relever ces questions, l'animal poursuit, imperturbable :

─ Il y a des tas de choses à faire avec ce cristal. Voulez-vous que je vous explique ?


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant