Chapitre Quarante-six

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Le comte Oltar est furieux, mais pas désespéré. Il lui reste encore pas mal d'atouts. Bien sûr, l'arrivée inopinée de ses cinq ex-épouses a fortement contrarié ses plans. À l'heure qu'il est, la bataille devrait faire rage et l'ennemi devrait être en train d'user ses dernières forces. Au lieu de cela, ses alliés sont en train de comploter contre lui, réfléchissant à la manière dont ils pourraient se débarrasser de son emprise. Il aurait dû en tuer quelques-uns tout de suite, pour l'exemple. Mais voilà  : ses réserves d'énergie sont limitées et il ne faut surtout pas que cela se sache. Tant qu'on le croit invincible, personne n'osera l'affronter directement. Il faut qu'il opère avec subtilité. Il va les laisser réfléchir et se disputer, puis il reviendra vers eux en prince magnanime qui pardonne leurs égarements. Il fera une proposition qu'ils ne pourront refuser et tout rentrera dans l'ordre.

Il a déjà préparé son discours. Il leur dira à quel point il est désolé pour tout le mal qu'il a fait aux princesses, mais il n'avait pas le choix. Au lieu donc de se lamenter, ils devraient se réjouir de les retrouver en bonne santé et en pleine force de l'âge. Car enfin, c'est tout de même grâce à lui si elles ont gardé leur jeunesse. Sans l'effet de ses potions, elles seraient peut-être aujourd'hui mortes d'un accident ou d'une mauvaise grippe. Tout est bien qui finit bien  ! Il leur dira qu'il comptait les libérer un jour ou l'autre. Juste après la guerre, par exemple. Avec un peu de chance, il parviendra peut-être même à les convaincre qu'il vaut mieux qu'elles retournent séjourner dans ses caves de temps à autre. Pendant l'hiver, par exemple. Ou bien une semaine sur deux. Et s'ils ne sont pas convaincus, il pourra toujours en carboniser un ou deux, histoire de faire réfléchir les autres.

Sous la tente qu'il a fait dressé dans la forêt, il réfléchit à tout cela en se servant une boisson aux herbes stimulantes, lorsqu'il est surpris par une silhouette qui sort de l'ombre.

C'est une jeune fille qui se tient bien droite et le regarde avec de grands yeux, les mains croisées derrière le dos. Elle a de longs cheveux bruns, un beau visage et une poitrine fièrement dressée. La bouche entrouverte, son souffle est haletant.

Il reconnaît la servante de Priscille.

Anaïs.

Il ne se démonte pas.

— Ainsi donc voici celle à qui je dois tous ces ennuis. Je suppose que tu es contente  ! Comment oses-tu te présenter devant moi  !?

D'une voix tremblante, elle répond  :

— Tout... tout ce que j'ai fait... Je l'ai fait pour vous...

— Pardon  ?!

— Je... Je voulais juste attirer votre attention. Je n'étais rien pour vous. Rien qu'une servante parmi d'autres. Seule Priscille vous intéressait. Mais elle ne méritait pas votre attention. Priscille ne s'intéresse qu'à elle-même. Elle a toujours été comme ça et le sera toujours. Tandis que moi...

— Tandis que toi  ?

— Moi je vous aime  !

Le comte reste un instant interdit, surpris par cette déclaration et ne sachant comment l'interpréter.

— Pourquoi donc m'aimerais-tu  ? Sais-tu vraiment qui je suis  ?

— Oh oui, je le sais  ! Je ne fais aucune illusion, soyez-en sûr  ! Je sais à quel point vous pouvez vous montrer dur et cruel. Mais je sais aussi qu'on ne vous a jamais fait de cadeaux. Toute votre vie, vous avez dû vous battre pour parvenir là où vous êtes. Vous êtes manipulateur et fourbe, oui, ça aussi je le sais. Mais peut-on vous reprocher d'être intelligent  ? Ceux qui le font ne sont que des jaloux, de mauvais perdants qui ne supportent pas de vous voir au sommet. Qui rêvent d'être à votre place sans en être capables. Car tout le monde rêve d'être comme vous  ! Tout le monde rêve d'avoir votre force et votre intelligence  ! Mais personne n'oserait l'avouer. Alors ils préfèrent vous détester, c'est tout ce qu'il leur reste.

Interpellé par ce discours, le comte prend le temps de se resservir un verre.

— Et pourquoi ferais-tu exception à la règle  ? Pourquoi ne me détesterais-tu pas, toi aussi  ?

— Je... Je ne sais pas... Je crois que je suis tombée amoureuse de vous dès le premier jour. Et même avant  : c'est comme si quelque chose m'avait attiré à vous, une force qu'on ne peut pas comprendre, qui nous dépasse. Voilà pourquoi je suis venue à Antyla, voilà pourquoi j'ai tout accepté alors que c'était contraire à mes intérêts les plus évidents.

Oltar réfléchit. Ce n'est pas la première fois qu'il suscite de l'amour chez quelqu'un. Mais chaque fois, c'était grâce à la tromperie, en se faisant passer pour ce qu'il n'était pas et en disant à sa victime ce qu'elle avait envie d'entendre. Que quelqu'un puisse l'aimer pour ce qu'il est vraiment, sachant très bien tout ce qu'il a fait et est capable de faire, c'est totalement nouveau et inattendu.

— Et puis-je savoir comment tu envisages la suite des événements  ? Tu n'espères tout de même pas que je te demande en mariage  !

Anaïs baisse la tête.

— Je ne suis qu'une fille de rien  ; je n'en demande pas tant. Je suis juste venue me donner à vous. Faites de moi ce que bon vous semblera  !

Il pourrait toujours se nourrir d'elle. Malheureusement, si elle est vierge, elle n'est pas de sang noble. Sa magie fonctionne beaucoup moins bien avec les roturières. Tout au plus pourra-t-elle lui servir le temps de terminer cette guerre. C'est déjà ça. Quoique... À bien y réfléchir, elle pourrait peut-être s'avérer bien plus utile. Car n'est-elle pas sincèrement amoureuse de lui  ? Et l'amour n'est-il pas un formidable amplificateur d'énergie  ? C'est bien connu  : dans tous les contes de fée, le baiser d'amour sincère accomplit des miracles. Si le comte n'a jamais misé là-dessus, c'est qu'il n'envisageait pas sérieusement que quiconque puisse un jour tomber amoureux de lui. Il a donc préféré se concentrer sur des méthodes plus fiables. Mais aujourd'hui que la chance lui sourit et que l'amour vient frapper à sa porte, n'y a-t-il pas là une formidable occasion à exploiter  ? Une simple servante, certes. Mais une servante amoureuse  ! Ça vaut bien une dizaine de princesses  ! Une victime volontaire, c'est mieux que dix proies récalcitrantes  ! Voilà qui va résoudre d'un coup tous ses problèmes  ! Grâce à elle, il pourra se passer de ses ex-épouses. Autre avantage  : il ne devra pas avoir peur qu'elle s'évade  ; elle est amoureuse  ! Et tant qu'à faire, pourquoi ne pas la marier pour officialiser leur union  ? Au point où il en est, après tout, il se fiche pas mal de l'opinion des autres. L'avenir soudain lui semble radieux. Avec elle, il va pouvoir disposer d'une source d'énergie abondante à portée de main. L'amour  ! Il ne lui manquait plus que ça  ! Maintenant, c'est sûr  : plus personne ne peut rien contre lui. Il a réussi à rassembler tout ce qu'un homme peut rêver de mieux.

Il est invulnérable.

Il est devenu l'égal d'un dieu.

Il s'approche d'Anaïs qui le contemple toujours d'un air timide, un léger sourire aux lèvres et des yeux emplis d'admiration.

Doucement, leurs lèvres s'approchent. Leurs souffles bientôt se mêlent.

MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant