C'est confortablement installées dans un somptueux carrosse que nous retrouvons nos deux amies. Nous sommes quelques jours seulement après le couronnement de Priscille. Le véhicule se dirige vers le sud. Direction : Mornglass ! C'est là que la nouvelle reine d'Antyla a décidé d'effectuer son voyage de noce. À ses côtés se tient son bien-aimé. Elle reste collée à lui et le couvre régulièrement de baisers accompagnés de mots d'amour, auxquels il répond avec tendresse et passion. Quel magnifique couple ils forment tous les deux ! Ils sont beaux, élégants et tellement sympathiques ! Le sourire qui illumine leurs visages fait plaisir à voir ; personne ne pourrait douter de l'amour qui les unit. Assurément, ces deux-là étaient faits pour se trouver.
Assise face à eux, Anaïs est songeuse.
Elle n'a encore rien dit à son amie et pour cause : qu'Ollivier soit en fait le chat Lemnis lui semble tellement extravagant qu'elle a du mal à y croire. N'aurait-il pas dit ça juste pour se moquer d'elle ? Mais en même temps, elle sent bien que c'est la vérité. Depuis le début, il y a quelque chose d'indéfinissable chez ce jeune homme qui la dérange. C'est un sentiment qu'elle a du mal à cerner mais qui l'agace profondément.
Exactement le même effet que lui faisait le chat.
Sous ses airs souriants, il a toujours l'air de se moquer du monde. La preuve, dès qu'il se sait hors de vue des autres, il lui fait des clins d'oeil ou lui envoie des baisers dans l'air. Comme s'il voulait la provoquer. Que cherche-t-il exactement ? Comment s'est-il transformé et pourquoi est-il revenu épouser Priscille ? Mais ce qu'elle aimerait encore plus savoir, c'est la raison pour laquelle il lui a avoué ça. Pourquoi prendre un tel risque ? Pourquoi jouer ainsi avec elle ? Il est vraiment l'être le plus insupportable qu'elle ait jamais rencontré ; c'est bien la seule chose de sûre ! Elle aurait dû tout dire à son amie dès le premier jour. Mais voilà, ce n'est pas facile : Priscille a l'air tellement heureuse dans ses bras ! Elle est folle de lui ! Comment lui expliquer ? Ne risquerait-elle pas de refuser de la croire ou, pire, de lui en vouloir ? Il faudra pourtant qu'elle lui dise un jour. En attendant, elle a résolu d'en découvrir le plus possible sur cet étrange personnage. S'il veut du mal à son amie, elle sera là pour la protéger. Il a intérêt à se tenir à carreaux.
Aux côtés d'Anaïs se tient sa mère, qui profite de la navette pour rentrer chez elle.
Son père quant à lui est monté dans l'autre carrosse, celui de la reine de Mornglass, Centiane, la mère de Priscille. Ils sont accompagnés de Gisèle, la servante qui ne sourit jamais, et du vicomte de Barjerue. Les quatre passagers sont un peu serrés car la reine a tenu à garder auprès d'elle quelques-uns de ses oiseaux chéris, certains dans leur cage et d'autres qui s'ébattent librement dans l'habitacle. En provenance des bois que leur véhicule est en train de traverser, un cri déchirant se fait soudain entendre. Ce cri sème la panique chez les oiseaux, qui se mettent à battre furieusement des ailes, générant un tumulte invraisemblable. Centiane invective Gisèle pour qu'elle fasse quelque chose mais celle-ci garde son air morne et apathique, alléguant qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre qu'ils se calment. Le père d'Anaïs, quant à lui, se contente de pencher la tête en protégeant ses yeux de ses mains. Il a toujours fait comme ça dans la vie : pour éviter les ennuis, il vaut mieux se taire, se planquer dans un coin et fermer les yeux en attendant que ça passe. Le courage et les initiatives, il laisse ça à d'autres. Au vicomte, par exemple. Ce dernier se dit qu'il doit protéger la reine en faisant rempart de son corps. Malheureusement, toujours trop à l'étroit dans ses habits, ceux-ci cèdent sous la pression de ses grands gestes maladroits, offrant à la vénérable souveraine la vision d'un ventre rebondi et poilu surmontant un caleçon rouge que ne cache plus un pantalon tombé sur ses chevilles. Alors qu'il tente de remonter ce dernier, un mouvement du carrosse le projète en avant et le voilà affalé sur la reine. Ils essaient tant bien que mal de se dépatouiller de cette situation pour le moins gênante, mais un autre mouvement du véhicule les fait bientôt rouler tous deux sur le plancher de l'habitacle, la reine tête-bêche sous le vicomte qui tente désespérément de se relever, sans y parvenir, gêné par son surpoids, par l'exigüité des lieux et par son pantalon descendu qui entrave les mouvements de ses jambes. Tout cela dans une poussière de plumes et de duvet d'oiseaux qui s'agitent et piaillent à tue-tête. Pour toute aide, Gisèle se contente de soupirer en levant les yeux au ciel.
Dans l'autre carrosse, les passagers aussi ont entendu le cri. Pas d'oiseaux ici pour semer la pagaille, mais l'ambiance se refroidit brusquement. Car ce cri était horrible. Une sorte de longue plainte douloureuse, poussée par quelque monstre antédiluvien.
Priscille agrippe la main de son prince et ne peut retenir un tremblement.
— Ma bien-aimée, vous n'avez rien à craindre, la rassure Ollivier d'une voix douce et pleine d'assurance. Tant que je suis là, il ne peut rien vous arriver !
— Oui, mon aimé, je le sais. Mais ce cri... Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que c'est à moi qu'il s'adressait. Un peu comme si ce monstre m'en voulait personnellement...
— Absurde ! Qui donc pourrait vous en vouloir ? Vous êtes la plus merveilleuse créature de tout Eles ! Tout le monde vous aime !
— Ça, je n'en suis pas si sûre.
— Oh que si ! D'autant plus que vos ennemis sont morts ou disparus, maintenant : l'infâme Oltar, la détestable Kalisse. Il ne reste personne pour nourrir quelque grief à votre égard !
— Il y a encore le chat Lemnis. Je suis sûr qu'il est parvenu à s'en sortir, celui-là. Il avait la spécialité d'être toujours là où on ne l'attendait pas.
— Si cet abominable animal réapparaît, vous pouvez compter sur moi pour l'attraper par la queue ! Je le pendrai au plafond et lui ferai subir une correction qu'il ne sera pas près d'oublier ! Ensuite, nous le plongerons dans l'eau bouillante et le servirons à dîner aux oiseaux de votre mère ! Ha, ha !
— C'est un peu excessif. Il était fourbe et sournois, certes, mais il ne mérite pas tant.
— Comment ?! Sachez que rien n'est trop dur pour une créature de cet acabit ! Quiconque manque de respect à mon aimée mérite le pire des châtiments ! Pour une seule insulte à votre égard, c'est la mort que je réclamerai ! Et pour un simple manque de courtoisie, cinquante ans de prison !
— Hi, hi ! Vous dites vraiment des bêtises, mon amour ! Mais merci : vous êtes parvenu à me faire oublier ma peur !
Et la voilà qui l'embrasse sur la bouche.
Lorsqu'ils ont fini de se bécoter, Anaïs revient sur le sujet :
— À votre avis, prince Ollivier, où peut-il bien être, ce chat ?
— Je l'ignore, belle Anaïs. En avez-vous la moindre idée ? lui demande-t-il en la fixant droit dans les yeux.
Anaïs soutient son regard pendant un long moment, avant de répondre :
— Non. Pas la moindre.
Le convoi bientôt quitte la forêt pour s'engager dans les vertes vallées de Mornglass.
C'est un grand soulagement et un réel bonheur pour Anaïs. Elle va revoir son pays bien aimé, après tout ce temps passé sous les nuages d'Antyla. Peut-être devrait-elle arrêter de se poser des questions et penser uniquement à elle, au moins une fois dans sa vie. Que cet Ollivier, ou Lemnis, quel qu'il soit, aille au diable ! Elle est de retour à Mornglass et elle a bien l'intention d'en profiter !
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Mornglass
FantasyQuand on est princesse dans le monde d'Eles, seize ans, c'est l'âge où tout bascule. Malheureusement pour Priscille, son destin n'est pas celui dont elle avait rêvé. Son amie Anaïs, simple servante, parviendra-t-elle à la sauver ? Dans un monde fant...