Chapitre Six

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Dans le carrosse qui la mène vers sa nouvelle demeure, la princesse Priscille a retrouvé le sourire. Tout compte fait, cela ne valait pas la peine de se mettre dans des états pareils. Si se retrouver sous la tutelle de son oncle n'est pas le destin dont elle avait rêvé, cela vaut tout de même mieux que se voir mariée à un vieux pervers ou à un jeune benêt. Dans le château de son oncle, même s'il y a peut-être un peu moins de soleil qu'à Mornglass, elle restera princesse et aura tout le temps de se faire de nouveaux amis. Un jour peut-être, elle rencontrera l'homme parfait, celui qui saura faire battre son coeur. Rien alors dans tout l'univers ne pourra les séparer. En attendant ce jour, il lui reste de nombreuses années pour profiter de sa jeunesse un maximum. Maintenant que sa meilleure amie reste avec elle, elle ne voit pas ce qui pourrait l'en empêcher. Au fond, cette aventure est follement excitante !
À ses côtés, Anaïs a un peu de mal à partager son enthousiasme. La servante s'est mise dans une situation bien précaire pour suivre la princesse, qui ne semble pas réaliser les risques qu'elle a pris pour elle. Bien sûr, ce n'est pas uniquement pour lui faire plaisir qu'elle a fait ça, c'est aussi pour elle-même. Mais tout de même, elle aurait aimé que Priscille lui soit un peu plus reconnaissante et témoigne davantage son soutien, au lieu de ne penser qu'à son propre destin comme d'habitude.
Pour ne rien arranger, elle s'est disputée avec ses parents juste avant son départ. Sa mère l'a copieusement sermonnée lorsqu'elle a appris les termes du contrat qu'elle a accepté de signer. Elle l'a rabaissée plus bas que terre et l'a congédiée sans même lui dire au revoir, lui criant d'aller gâcher sa vie où bon lui semble, affirmant qu'elle ne voulait plus rien avoir à faire avec une fille qui fait preuve d'aussi peu de bon sens et qui anéantit en une nuit tous les efforts de ses parents et tous les espoirs qu'ils nourrissaient en elle. Son père, lui, avait l'air simplement désolé. Mais il l'a tout de même laissée partir, sans un mot de soutien.
Pour passer le temps durant le trajet, Madame Kalisse leur fait la lecture :
— Les terres du Comte Oltar s'étendent des vastes plaines glacées de Tibérie jusqu'à l'Océan des Tempêtes, englobant le Comté de Fork, de Naville et de Blicjily au sud, le royaume de Birlock à l'est et le pays du Shnock au trial. Grâce à son alliance avec le royaume de Linceul, le Comte se retrouve aujourd'hui à la tête d'une des forces politiques les plus importantes du continent. Le centre historique du Comté d'Oltar se situe dans la ville de Merzon connue pour ses maisons en pierre reliées entre elles par un réseau troglodyte. Mais c'est à Antyla que le dernier comte du nom - votre oncle - a installé sa capitale en construisant l'un des plus fabuleux palais du monde d'Eles.
La gouvernante interrompt sa lecture.
— Vous en avez de la chance, Mademoiselle ! J'espère que vous saurez vous montrer digne de l'honneur qui vous est fait. Vous allez désormais siéger en tant que Corégente d'un des plus fabuleux royaumes qui ait jamais existé !
— Mais Corégente, cela veut dire quoi exactement ?
— C'est une fonction purement honorifique. La Corégente remplace la reine dans les réceptions officielles. Mais l'honneur, n'est-ce pas la chose la plus importante dans la vie ?
— De toute façon, la politique m'a toujours ennuyé. Mais pourquoi mon oncle ne s'est-il jamais marié ?
— Oh, il l'a déjà été plusieurs fois. Malheureusement, le destin s'est acharné sur ses promises, qui ont toutes succombé dans des circonstances tragiques.
— On dit que c'est lui qui les a tuées, précise Anaïs sur un ton morose.
— Absurde ! Je ne vois pas pourquoi il aurait fait ça !
— Pour étendre son influence politique grâce à ces multiples alliances. Chaque fois qu'une de ces femmes, de ses fiancées ou de ses corégentes meurt, cela lui offre la possibilité d'en trouver une autre.
Alors que leur carrosse pénètre dans une forêt particulièrement sombre, on entend au loin le hurlement d'une bête sauvage.
Les bois d'Eles sont peuplés d'étranges créatures, monstres mutants issus d'expériences qui ont mal tourné ou bien simples citoyens frappés par une malédiction et qui errent désormais sans but, chassés du monde des hommes.
Comme elle sent la princesse sur le point de défaillir, Anaïs s'empresse d'ajouter :
— Mais tout cela ne sont sans doute que racontars véhiculés par des gens qui sont jaloux de la puissance de votre oncle. Si ça se trouve, c'est un homme très simple, très gentil et très sensible.
— Gentil ? Sensible ? intervient Madame Kalisse. N'exagérons rien ! C'est un homme dur et intransigeant ! Mais juste ! Un homme de principes ! Il saura vous les transmettre.
Au loin retentit un hurlement plus aigu, plus déchirant que les autres.
Priscille attrape la main de son amie et la serre très fort.
Elle essaie de se rassurer en se disant qu'elle va habiter le plus grand château d'Eles et qu'elle sera l'un des personnages les plus en vue. Le monde, où qu'on aille, est plein de dangers. Et là où elle va, elle sera sûrement bien plus en sécurité que nulle part ailleurs.

Après encore de longues heures d'un parcours à travers des plaines monotones, le carrosse arrive enfin à Antyla. La ville est comme écrasée entre deux montagnes aux pics acérés. Mais peut-on vraiment parler d'une ville ? En fait, il ne s'agit que d'une bourgade de quelques maisons serrées les unes contre les autres autour des murailles d'une construction gigantesque qui, dirait-on, essaie de rivaliser avec les montagnes qui l'entourent. Le château d'Antyla se dresse dans toute sa majesté glacée, tel un iceberg géant hérissé de piques. Dans le ciel évoluent de grands oiseaux noirs. Des nuages sombres aux reflets bleutés donnent au décor des reflets sinistres. À mesure qu'elles approchent, elles se sentent de plus en plus petites. Comme si la silhouette du château s'apprêtait à les engloutir.
En cet instant précis, Priscille voudrait partir en courant. Elle aimerait être une petite fille et courir se réfugier dans les robes de sa mère.
Mais elle sait qu'il n'y a aucun retour possible.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant