Chapitre Treize

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Cela fait une heure qu'elle patiente devant les appartements du comte. Ça valait bien la peine qu'elle se dépêche ! Enfin, on la fait entrer. C'est un vaste salon à la décoration spartiate, avec des bibliothèques le long des murs et très peu de meubles. Le comte est assis à son bureau, en train d'écrire avec une plume d'oie ; il ne prend pas la peine de lever la tête ni de prononcer la moindre parole pour l'accueillir.

Elle attend.

Une autre personne entre dans la pièce, un serviteur d'une cinquantaine d'années. Il s'avance d'un pas indécis, l'air terrorisé ; ses mains tremblent. Le comte se lève et vient à sa rencontre.

— Vous m'avez beaucoup déçu Augustin, commence-t-il. Vous savez donc ce qui vous attend.

— Pardon, Monsieur le Comte ! Je vous assure que je ne pensais pas à mal ! Cela ne se reproduira plus ! Ayez pitié !

Toujours debout près de l'entrée, Anaïs ignore totalement ce qui est reproché à ce serviteur. Comme on ne lui a rien dit, elle reste là sans bouger.

— Tendez votre bras ! ordonne le comte.

— Je vous en supplie ! Soyez indulgent Votre Grâce ! sanglote le serviteur.

Il s'exécute néanmoins et avance un bras tremblant en direction du comte. Dans la main droite de ce dernier se met alors à briller une lueur puis une boule de feu jaillit entre ses doigts pour frapper le bras du malheureux serviteur. Celui-ci pousse un cri horrible et s'écroule à genoux, le bras toujours tendu devant lui, tandis que le comte maintient le flux incandescant qui s'écoule de sa main. Cela dure de longues secondes durant lesquelles la victime ne cesse de hurler sa douleur. Anaïs a du mal à supporter ce spectacle. Elle voudrait s'enfuir en courant ou lui crier d'arrêter, mais elle parvient à se retenir et, au prix d'un effort considérable, à rester figée sur place. Finalement, le feu disparaît. Le bras du serviteur est maintenant noir, complètement carbonisé. Mais le pire, c'est qu'il bouge toujours ; ses doigts et ses articulations ont gardé toute leur mobilité ; ils ont juste pris l'aspect d'un horrible squelette noirci. Le serviteur pleure maintenant à chaudes larmes.

— Partez, maintenant ! La prochaine fois, vous ne vous en sortirez pas si facilement !

— Oh, merci Votre Altesse ! Merci d'avoir eu pitié de moi ! Votre Grâce n'aura pas à le regretter ! Je saurai me montrer à la hauteur, désormais !

Et le voilà qui quitte la pièce d'un pas traînant, le visage tordu par la douleur.

Ce n'est qu'à ce moment-là que le comte semble enfin s'apercevoir de la présence d'Anaïs. Traumatisée par ce qu'elle vient de voir, la jeune fille s'efforce de contenir ses tremblements et d'empêcher ses larmes de couler.

— Ah ! Mademoiselle Anaïs ! Installez-vous, je vous en prie !

Qu'elle s'insalle ? Elle ne comprend d'abord pas ce qu'il entend par là, jusqu'à ce qu'elle découvre un petit salon composé d'un divan et d'une table basse. Elle ne l'avait pas vu avant et aurait juré qu'il ne se trouvait pas là quand elle est entrée.

Le comte lui tend un verre tandis qu'elle s'assied sur le divan. Comme elle reste figée à le regarder, il lui fait signe de boire. D'une main tremblante, elle s'exécute. C'est une espèce de vin épicé, pas mauvais du tout. Le maître des lieux, lui, ne boit pas. Pourquoi ce traitement de faveur ? Ce n'est pas dans les habitudes du comte de se montrer si courtois. Aurait-il quelque chose de spécial à lui demander ?

— Je me fais beaucoup de souci pour la princesse, commence-t-il.

Première surprise : en quoi Priscille pourrait-elle bien être un sujet de préoccupation pour lui ? Lui serait-il arrivé quelque chose ? Ou bien aurait-elle commis une faute ?

— Elle est jeune et influençable, poursuit-il. J'ai peur qu'elle prenne de mauvaises décisions en se liant à de mauvaises personnes.

Il marque un temps d'arrêt. Anaïs le fixe avec de grands yeux inquiets, se demandant toujours ce qu'elle vient faire dans cette histoire.

— Buvez, buvez ! l'enjoint-il.

Elle s'exécute et vide la moitié de son verre, qu'il remplit aussitôt.

— Depuis que vous êtes ici, vous avez démontré votre valeur : constante dans votre travail, assidue à la tâche, respectueuse des consignes. Vos supérieurs ne m'ont dit que du bien de vous.

Deuxième nouvelle : elle a beaucoup de mal à imaginer Monsieur Gregor dire quoi que ce soit d'aimable à son sujet !

— Dès lors, je me suis dit que votre fréquentation ne pourrait être que salutaire à la princesse. Si vous êtes d'accord, je me propose de faire de vous sa servante attitrée.

Il approche la bouteille de son verre qu'elle n'a pourtant plus porté à ses lèvres. Elle s'empresse donc de le vider pour qu'il puisse le remplir à nouveau.

— Vous n'êtes pas obligée d'accepter, mais sachez que ce poste comporte de nombreux avantages : travail moins pénible, logement dans les appartements de la princesse. Aussi, vous n'aurez pas d'autre supérieur hiérarchique que la princesse corégente elle-même. Qu'en pensez-vous ?

Ce qu'elle en pense ?! Il lui demande ce qu'elle en pense ?! Il lui laisse le choix ?! Mais bien sûr qu'elle accepte ! Plutôt mille fois qu'une ! N'importe quoi pourvu qu'elle échappe à Monsieur Gregor, à sa minable petite cave pleine d'araignées et à son travail d'esclave ! Elle s'efforce pourtant de conserver un ton neutre :

— Si vraiment telle est la volonté de Son Excellence, eh bien, je m'y plierai avec joie...

— Très bien ! Buvons pour fêter ça !

Il remplit à nouveau son verre comme pour trinquer avec elle, alors que lui ne boit toujours rien.

Puis il met en route un gramophone qui se met à diffuser une valse.

— M'accorderez-vous cette danse ? lui demande-t-il en se penchant vers elle.

Décidément, Anaïs va de surprise en surprise. Une danse !? Se moque-t-il d'elle ou bien est-il devenu fou ? Dans ses yeux pourtant ne se lit aucune malice. Il lui offre même un sourire charmant. C'est bien la première fois qu'elle le voit sourire. Son visage en est transformé ! Elle remarque alors à quel point il peut être séduisant.

Attrapant le bras qu'il lui tend, Anaïs se laisse entraîner et tous deux se mettent à valser. Le comte s'avère être un excellent danseur. Dans ses bras, elle a l'impression de voler, comme si ses pieds ne touchaient plus le sol. Peut-être cette sensation est-elle due également à l'alcool qu'elle vient d'ingurgiter ? La jeune fille se laisse aller, profitant de cet instant qui lui semble hors du temps, hors du réel.

— Si vous acceptez cette proposition, il y a tout de même une condition...

— Laquelle, Messire ?

— Vous viendrez me rapporter fidèlement tout ce que la princesse dit ou pense. Vous devrez tout me dire ; vous serez mes yeux et mes oreilles. La princesse, elle, ne devra jamais rien savoir de notre accord. Vous serez sa fidèle amie, celle à qui elle confie tout. Si vous mentez ou que vous oubliez quelque chose, je le saurai.

Le comte ne sourit plus du tout. Tout en continuant à valser, il a retrouvé son habituel visage dur, impitoyable. Ce regard qui lui glace le sang.

— Si par malheur vous me décevez, la vie ne sera plus pour vous qu'une longue souffrance.

Anaïs est trop terrorisée pour répondre quoi que ce soit. Que pourrait-elle dire de toute façon ? Elle n'a pas d'autre choix que d'accepter, même si quelque part cela signifie trahir la confiance de son amie.

Comme elle fait un faux pas, les voilà qui trébuchent tous les deux. Ne parvenant pas à rétablir l'équilibre, ils tombent sur le divan, elle la première et le comte au-dessus d'elle. Elle a peur qu'il lui en veuille et s'apprête à se confondre en excuse, mais il n'a pas l'air fâché. Au contraire, le voilà qui retrouve son sourire. Son si charmant sourire. Comme il pourrait être agréable, comme il serait bon d'être à son service si seulement il était toujours ainsi ! Il avance son visage tout près du sien et vient déposer un baiser sur ses lèvres.

Juste un doux baiser.

Qui se transforme bientôt en baiser d'amour.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant