La vieille reste plantée là, près du repaire de la bête, attendant que celle-ci revienne. Elle peut percevoir sa présence alentour et la sentir rôder non loin. De temps à autre, elle pense même entrapercevoir furtivement sa silhouette. La bête, sans doute, attend qu'elle s'en aille. Mais la vieille reste là.
— Pourquoi te caches-tu, Oltar ? Je sais que tu es là ! Aurais-tu peur d'une vieille femme handicapée, usée par le temps et les épreuves ? M'as-tu seulement reconnue ? Sais-tu qui je suis ?
— Oui, je le sais.
Enfin la bête se décide à répondre. Sa voix est éraillée, méconnaissable.
— Tu es juste une inconsciente qui ose venir me provoquer, moi qui inspire la terreur aux plus viles créatures de ces bois.
— Il fut un temps où c'est au monde entier que tu inspirais la terreur !
— Et après ? En quoi cela te concerne-t-il ?
— J'ai goûté à ton pouvoir, Oltar. Oh ! Pas longtemps, certes ! Assez cependant pour me donner envie d'y goûter à nouveau. Ensemble, nous pourrions faire de grandes choses...
— Qu'ai-je besoin des services d'une vieille femme ?! J'ai tout ce qu'il me faut ici ! Si j'ai perdu ce qui faisait mon pouvoir, j'en ai gagné d'autres ; j'ai appris à développer certains dons naturels.
— Vraiment ? Alors pourquoi t'ai-je surpris au bord de la rivière en train de pleurer ?!
Car en effet, le premier jour où elle l'a vue, c'est une créature secouée par les sanglots qu'elle a découvert.
— Pourquoi pleurer, poursuit-elle, si ce n'est parce que tu regrettes ton ancienne vie ? J'ai vu ton chagrin, inutile de me mentir ! Ta tristesse et tes cris de douleurs étaient si pathétiques qu'ils auraient ému même les pierres ! Contemplant ton reflet dans la rivière, tu te lamentais sur ta déchéance, j'imagine, en repensant à tout ce que tu as perdu.
La créature reste un instant silencieuse puis finit par répondre, d'une voix posée :
— Tu te trompes. Toutes ces choses ne valent pas la peine que l'on pleure pour elles. J'ai joué, j'ai perdu, c'est tout. Rien de tout cela ne compte vraiment. Tout est dérisoire. La vie entière est dérisoire.
— Pourquoi pleurais-tu, dans ce cas ?!
— Tu ne pourrais pas comprendre, toi qui n'est qu'une vieille aigrie, au coeur aussi sec que les sables du désert.
— Si vraiment rien n'a d'importance, alors dévore-moi ! Qu'attends-tu ? Pourquoi as-tu reculé lorsque j'ai prononcé ton nom ?
— Parce que ce nom, je l'avais presque oublié. Ce nom a réveillé en moi d'étranges souvenirs, ceux d'une autre vie. Oltar n'est plus, aujourd'hui. Il n'y a plus que la bête. Et la bête ne porte pas de nom. Maintenant, réjouis-toi que je t'ai épargnée, oublie-moi et va-t'en avant que je ne change d'avis. La bête que je suis à faim. Non pas que tu sois un mets de premier choix, mais à tout prendre...
— Très bien ! Si ce n'est pas l'ambition qui peut te motiver, alors je vais utiliser un autre langage : que dirais-tu du mot « vengeance » !? Ce mot n'évoque-t-il pas en toi de délicieux sentiments ? Pour ma part, c'est lui qui me donne la force de tenir tous les jours et d'avancer malgré tout. Souviens-toi de ceux qui ont causé ta perte, en particulier cette petite princesse, cette insupportable Priscille ! Ne rêves-tu pas de la voir tomber à son tour ? Ne mériterait-elle pas à son tour le sort qui nous est réservé ? Et que dire de sa servante, cette petite arriviste, cette maudite et perfide Anaïs !
À ce mot, la créature pousse un cri de rage qui déchire les tympans de la vieille et bondit depuis les rochers sur lesquels elle se tenait tapie. Effrayée, Madame Kalisse recule, mais ce n'est pas suffisant pour éviter un premier coup ; elle reçoit les griffes du monstre en plein visage. Une substance poisseuse coule le long de son cou ; elle comprend qu'il s'agit de son propre sang. La bête continue de hurler et de frapper. Dans ses yeux, il n'y a plus rien d'humain, juste la volonté d'en finir. La vieille sent sa dernière heure approcher. Mais la bête s'interrompt pour lui hurler au visage :
— Ne prononce plus jamais ce nom devant moi, entends-tu ?! Jamais !!
Dans un ultime sursaut d'énergie, Madame Kalisse trouve la force de se redresser. Puis elle se met à courir, comme jamais elle n'a couru auparavant.
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Mornglass
FantasyQuand on est princesse dans le monde d'Eles, seize ans, c'est l'âge où tout bascule. Malheureusement pour Priscille, son destin n'est pas celui dont elle avait rêvé. Son amie Anaïs, simple servante, parviendra-t-elle à la sauver ? Dans un monde fant...