Chapitre Dix-sept

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La voilà revenue dans ces caves sinistres. Anaïs s'était pourtant promis de ne plus jamais y mettre les pieds. Quelqu'un approche ; elle se retourne brusquement. C'est le comte. Il reste à la regarder fixement puis avance vers elle. Elle recule jusqu'à se retrouver dos au mur. Le comte lui sourit puis vient déposer ses lèvres sur les siennes, délicatement. Elle ne le repousse pas. Les voilà maintenant qui s'étreignent passionnément dans cet horrible endroit. Non loin, une prisonnière pousse un déchirant cri de douleur. Elle constate que ce n'est pas n'importe quelle prisonnière : c'est Priscille qui se trouve derrière les barreaux, attachée à une machine infernale pleine de piques qui lui entrent dans la peau. La princesse pleure et dans ses yeux se lit la plus grande détresse. Horrifiée, Anaïs essaie de se défaire de l'étreinte du comte. Mais ce n'est plus le comte Oltar : il s'est transformé, c'est maintenant un monstre difforme, celui-là même qui l'avait attrapée et expulsée sans ménagement. Il est beaucoup plus fort qu'elle, il la serre jusqu'à l'étouffer tout en collant ses lèvres immondes sur les siennes.


Anaïs pousse un cri et se réveille en sursaut. Elle est en sueur et toute tremblante.

Un cauchemar.

Elle se lève et va se rafraîchir à la fontaine, essayant de chasser de son esprit ces images atroces.

La chambre qu'elle occupe actuellement est très confortable. Elle est située juste à côté des appartements de la princesse, de sorte que celle-ci pourrait l'appeler à tout moment. Mais c'est le milieu de la nuit et Priscille doit dormir à poings fermés. Dommage. Elle aurait aimé lui parler. Elle aurait aimé que son amie la réconforte. Ne fût-ce que pour s'assurer qu'elle va bien et que ce n'était vraiment qu'un stupide rêve.

Elle retourne dans son lit. Mais impossible de fermer l'oeil. Elle prend une décision : elle va tout de même aller voir son amie. On ne sait jamais, si ça se trouve celle-ci aussi a du mal à dormir. Elles pourront bavarder, se changer les idées mutuellement, elle lui racontera son rêve et peut-être qu'elles en riront. Puis elles s'endormiront blotties l'une contre l'autre, comme elles le faisaient autrefois.

Dans les appartements de la princesse, tout est silencieux. Elle dort à poings fermés.

Anaïs s'assied dans un fauteuil et attend.

Peu à peu, elle commence à s'apaiser. Mais trop de choses tournent encore dans son esprit. Elle repense à tout ce qu'elle a vécu et à tout ce qu'elle a appris récemment. Tous ces éléments se mélangent dans sa tête et tournent en une farandole infernale.

Sur un meuble devant elle, bien à l'abri dans un coffret, se trouve l'élixir de jeunesse éternelle. C'est là que Priscille l'a rangé.

C'est trop tentant : Anaïs se lève et va chercher la clé que son amie a simplement déposée à côté de son lit.

Elle ouvre le coffre.

La fiole est de couleur mauve translucide. À l'intérieur, le liquide a une consistance épaisse.

Elle l'ouvre.

Elle veut juste sentir.

C'est une odeur de plante, assez forte.

Pourquoi ne pas y goûter ?

Que risque-t-elle vraiment ? Si c'est du poison, elle sauvera son amie. Et si c'est la jeunesse éternelle, pourquoi n'en profiterait-elle pas elle aussi ? Si on lui offre l'éternité, elle saura sûrement l'utiliser à bon escient. Des rêves fous se forment en elle : elle se voit devenir princesse à son tour. Elle s'imagine dans les bras du comte ou bien siégeant à ses côtés. Fini la vie de servante ! Après tout, est-ce qu'elle ne le mérite pas autant que Priscille ? Si elle boit l'élixir, alors peut-être le comte s'intéressera-t-il vraiment à elle. Non plus comme une simple servante capable de servir ses desseins en espionnant la princesse, mais bien pour ce qu'elle est vraiment. Et pourquoi ne tomberait-il pas amoureux d'elle ? « Lorsqu'il y a de l'amour, rien n'est impossible. » Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir de l'amour entre eux ? Il est puissant, elle est intelligente ; après tout, ils ne sont pas si différents l'un de l'autre. Elle ferait certainement une très bonne reine, bien meilleure que beaucoup d'autres. Il lui suffirait pour cela de boire. Juste quelques gouttes...

Non.

Tout cela est absurde. Ça ne peut pas fonctionner. Pourquoi tomberait-il amoureux d'elle ? Tout ce qu'elle risque, c'est de se retrouver dans les caves, attachée et torturée comme toutes ces malheureuses, qui n'ont sans doute commis d'autre crime que d'oser lui désobéir. C'est un monstre cruel, pas un prince charmant. Elle doit à tout prix chasser ces idées folles.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Anaïs sursaute ; c'est Priscille. Elle ne l'a pas entendu se lever. La princesse se tient debout en chemise de nuit et la fixe d'un regard sombre.

L'élixir toujours entre les mains, Anaïs balbutie :

— Je... Ce n'est pas ce que tu crois. Je voulais juste...

Priscille ne lui laisse pas le temps de s'expliquer. Elle lui arrache la fiole des mains et, sans plus attendre, la porte à ses lèvres. Elle absorbe d'un trait tout son contenu, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une seule goutte.

Les deux filles suspendent leur souffle, comme si elle s'attendaient à quelque prodige. Mais rien de visible ne se produit. Priscille redépose alors la fiole vide, se frotte les lèvres et déclare en regardant son amie :

— Désormais, je suis jeune éternellement !

Puis sans rien ajouter, elle retourne à son lit.

« Et tu me regarderas vieillir à tes côtés », pense avec tristesse Anaïs.

Mais elle ne dit rien.

Elle retourne dans sa chambre de simple servante.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant