Chapitre Quarante-trois

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C'est un drôle d'engin composé d'une coque en bois et d'un ballon. Si la première était accrochée sous le deuxième, ça ressemblerait à un dirigeable  ; mais ce n'est pas le cas, car la nacelle est posée au-dessus du ballon. Ce pourrait être un navire, sauf qu'il est dépourvu de voiles et qu'en guise de rames se déploient sur ses côtés deux grandes ailes, actionnées mécaniquement.

Dans un mouvement qui ondule de bas en haut et de gauche à droite, le Funambulon glisse paisiblement entre les nuages.

À ses commandes, Anaïs a bien du mal à le maintenir stable.

C'est une chance incroyable qu'elles ont eu. Désira, la seconde épouse du comte, connaissait l'existence du Funambulon et Kamina, la cinquième, savait dans quel hangar le trouver. Tina et Clara sont facilement parvenues à ouvrir les portes tandis que Saline faisait le guet. Aucune d'elles, malheureusement, ne savait comment le piloter. Il a donc fallu qu'Anaïs improvise. Par miracle, elles n'ont pas été dérangées pendant qu'elle essayait de faire décoller l'engin et personne ne s'est lancé à leur poursuite.

Le château d'Antyla est loin maintenant. Elles peuvent s'estimer hors de danger. Ce qui l'inquiète le plus désormais, c'est l'atterrissage  : comme la coque est au-dessus du ballon, elle ne voit pas comment elle pourrait empêcher le navire de rouler sur lui-même une fois qu'il aura touché le sol.

Derrière elle, les cinq princesses sont en train d'envisager la suite des événements.

— Allons nous réfugier dans la forêt  ! propose Clara, la première épouse.

— Quelle forêt  ?

— Je ne sais pas, n'importe laquelle  ! On se contruira une cachette, on plantera des légumes et on ira cueillir des fruits. On vivra à l'abri, loin des autres, loin de leur folie. On n'a pas besoin de grand chose. Si on reste unies, on ne manquera de rien. On pourra vivre heureuses, enfin  !

— Prenons plutôt le premier bateau pour le pays de Fydell, déclare Kamina. Ma famille nous y accueillera. On leur expliquera tout. Et quand nous reviendrons, ce sera à la tête de toute une armée afin de nous venger  !

— Je ne suis pas d'accord, la coupe Désira. Tout ce qu'il nous faut, c'est récupérer nos pouvoirs. Nous ne devons compter sur personne d'autre. Ensemble, nous pourrions être plus fortes que n'importe qui  ! Oltar m'a enseigné ses techniques  ; tout ce dont nous avons besoin, c'est d'un peu de temps. Laissez-moi faire et je vous garantis que d'ici un an ou deux, le monde sera à nous  ! À nous de faire régner la terreur  !

— Te laisser faire  ? Pourquoi te ferions-nous confiance  ? Qui nous dit que tu ne préféreras pas régner toute seule  ?

— Du pouvoir  ! De la terreur  ! Est-ce que vous vous entendez  ?! les coupe Clara. N'en avez-vous pas assez de toutes ces guerres, de tout ce malheur  !? Laissons les hommes s'occuper de politique et oublions tout ça  !

— Mais bien sûr  : laissons les autres jouer aux dés avec notre destin, c'est tellement plus commode  ! Après, il ne faudra pas t'étonner si tu te retrouves à nouveau torturée au fond d'une cave  !

C'est au tour de Tina, la deuxième épouse, d'intervenir  :

— Au-delà du désert rouge, il existe, dit-on, un magicien qui détient un don fabuleux, celui d'exaucer vos moindres souhaits. Je sais comment le trouver. Utilisons le Funambulon  !

— Mais quelle bonne idée  ! Allons nous perdre au milieu du désert  !

— Personne ne peut exaucer tous les souhaits  ! Ce ne sont que des contes pour enfants, pauvre sotte !

— Ce n'est pas plus sot que de penser que ta famille va nous accueillir avec des fleurs. Dès qu'ils te verront, ils s'enfuiront en courant  ! Qui voudrait d'un spectre qui a pactisé avec les démons  ?!

— Peut-être les gens de chez moi sont-ils un peu moins stupides que toi  !

— Je ne sais pas s'ils sont stupides ou pas, mais certainement ne doivent-ils pas tenir tellement à toi s'ils t'ont vendue si facilement au comte.

— Sale petite peste  ! Je vais te faire avaler ta langue  !

Kamina, la grande à la peau cuivrée se jette sur la plantureuse Tina. Un pugilat s'engage entre ces deux filles de force à peu près égale. Clara intervient pour essayer de les séparer mais se prend un vilain coup au passage. C'est alors que Saline, qui n'a encore rien dit jusqu'à présent, se jette, sans raison apparente, sur la pauvre Clara, pour la mordre au cou. Désira doit intervenir pour la maîtriser. Pendant ce temps, le Funambulon tangue dangereusement. Les cinq princesses basculent sur le côté droit du navire et l'espace d'un instant, il semble que l'engin va se retourner et les projeter dans le vide. Prises de panique, elles interrompent leurs disputes pour s'accrocher au bastingage. La coque du Funambulon reste en position presque verticale pendant de longues et angoissantes secondes puis, à leur grand soulagement, elle amorce un mouvement inverse. Les passagères sont encore ballotées alternativement à gauche et à droite jusqu'à ce que l'engin finisse par retrouver une certaine stabilité.

À la barre, Anaïs sermonne ses turbulentes compagnes  :

— Je vous préviens  : la prochaine fois, je laisse le bateau se retourner complètement  ! Encore une seule dispute et je fais demi-tour pour aller vous remettre chacune dans votre cellule  ! Est-ce bien compris  ?!

Le silence se fait parmi les passagères, qui retournent sagement s'asseoir.

Anaïs se demande si elle ne ferait pas mieux de les laisser se débrouiller toutes seules. Qu'elles aillent se cacher dans la forêt, dans le désert ou n'importe où, elle s'en fiche  ! Elle en a plus qu'assez d'essayer de régler les problèmes des autres. Ce qu'elle devrait faire, c'est rentrer chez elle. À Mornglass. Retrouver sa mère et reprendre sa vie normale. Redevenir une simple servante. Se faire oublier et ne raconter à personne ce qui s'est passé. Après tout, leurs histoires ne la concernent pas. Quant à Priscille, elle n'a qu'à se débrouiller elle aussi. C'est elle qui a voulu tout ça, alors qu'elle en assume les conséquences. Les princes et les princesses n'ont qu'à régler leurs affaires entre eux. Elle se contentera très bien d'une petite vie de servante. Au fond, sa mère avait raison  : elle n'aurait jamais dû suivre Priscille. Qu'espérait-elle  ? Elle n'a toujours été qu'une boniche et le restera toujours. Leur amitié n'était qu'un leurre, une douce illusion dont elle aimait se bercer. Dans la réalité, les princesses restent princesses et les servantes restent servantes. C'est comme ça. Les chiens ne deviennent pas des chats et les souris n'attrapent pas des ailes pour devenir des oiseaux. Elle aurait dû se contenter d'une petite vie de souris depuis le début  ; elle n'aurait pas eu tous ces problèmes.

Rentrer chez elle.

Voilà ce qu'il lui reste à faire.

Mais son coeur lui dicte autre chose. Alors une fois de plus, elle va prendre une décision totalement insensée. Une décision que jamais sa mère ne pourrait comprendre.

MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant