Chapitre Onze

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Le travail, ce n'est pas ça qui la dérange. Ce qu'elle ne supporte pas, c'est la mesquinerie. Ces chemises, elles étaient parfaitement repassées. Seulement voilà : ici, c'est deux plis à gauche, un pli à droite et ensuite seulement un pli horizontal. Il fallait le savoir. Or, personne ne le lui a dit. Et pour cause : depuis qu'elle est ici, aucun des collègues d'Anaïs n'a fait preuve de la moindre amabilité à son égard. Au contraire, ils ne se privent pas de lui faire sentir à la moindre occasion leur hostilité et leur mépris. Tout ça parce qu'elle est la petite nouvelle. Tout ça parce qu'elle vient d'un autre royaume. Et tout ça parce qu'elle est la meilleure amie de la princesse corégente. Les gens sont méchants. Ils prennent un malin plaisir à lui rendre la vie impossible. Comme si ce n'était pas assez dur ! On ne lui fera aucun cadeau. Mais s'ils veulent la faire craquer, ils vont être déçus : elle est plus solide qu'ils l'imaginent. En attendant, la voilà obligée de prendre sur son heure de pause pour tout recommencer.

Elle a presque fini lorsque soudain elle pousse un cri : dans l'entrée de la buanderie se tient un animal sauvage, une espèce de panthère, ou de gros chat tigré, avec un visage presque humain, qui la regarde fixement.

Elle est toute seule ; personne pour l'aider.

— Gentil matou, gentil ! Il n'y a rien pour toi ici, va-t'en ! Tu ne trouveras rien à manger par ici !

Elle se demande si elle doit juste attendre qu'il s'en aille ou bien si elle devrait hurler au secours. Une idée lui vient : elle s'empare d'une pelotte de laine et la lance dans un coin en espérant détourner l'attention de l'animal. Mais la bête ne bouge pas. Au lieu de cela, elle se met à parler, avec une voix d'homme, très suave :

— Une pelotte de laine, quelle idée originale. Malheureusement, je crains avoir passé l'âge pour ce genre d'amusement.

D'un geste souple et vif, il bondit sur la table.

— Il y a longtemps que je suis passé à d'autres jeux.

Il s'assied entre les piles de chemises repassées et la fixe en penchant la tête, sa longue queue ondulant derrière son dos.

— Mais continuez votre travail, chère Anaïs ! Faites comme si je n'étais pas là !

Encore méfiante, la jeune fille reprend son ouvrage, mais sans le quitter des yeux.

Il la contemple en silence pendant quelques instants puis ajoute :

— Alors ? Heureuse d'être au château d'Antyla ?

Elle ne répond pas.

— Avez-vous perdu votre langue ?

— Les domestiques ne doivent entamer aucune conversation qui ne soit absolument nécessaire à leur travail, récite-t-elle.

— Je vois.

Et il ajoute :

— Félicitations ! Vous prenez très à coeur vos nouvelles consignes. Je parlerai de vous au vieux !

— Le vieux ?

— Pardon, je voulais dire : Son Excellence le Comte Oltar !

— Qui que vous soyez, vous devriez parler de lui avec davantage de respect. Du reste, il ne m'a pas paru si vieux que ça.

— Les apparences sont trompeuses. Pour soigner celles-ci, le comte a recours à maints subterfuges.

Anaïs se hâte de terminer son travail. Plus vite elle aura fini et au plus tôt elle pourra se débarrasser de cette étrange créature qui la met très mal à l'aise. Elle n'aime pas son regard inquisiteur et n'apprécie guère ses manières malpolies. Elle a assez de problèmes sans se compliquer la vie avec cet élément perturbateur.

— Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, belle enfant : comment vous sentez-vous ?

— En quoi cela pourrait-il vous intéresser, monsieur le félin ? Je ne suis qu'une humble servante.

— Oh mais au contraire, cela m'intéresse beaucoup ! Servante ou princesse, le coeur de toute jeune fille recèle le même trésor.

Comme Anaïs s'obstine à rester muette, le voilà qui soulève une chemise en l'accrochant d'une de ses griffes.

— Que voilà du beau travail ; il serait dommage que quelqu'un vienne tout abîmer.

— Non, arrêtez ! Ne touchez pas à ça, s'il vous plaît !

Il se redresse et vient se frotter contre les chemises empilées, menaçant de tout faire tomber.

— Nous les chats, nous pouvons être si maladroits...

— Je vous en prie ! Ne faites pas ça ! Je répondrai à toutes vos questions !

Il se rassied.

— Voilà qui est mieux. Je vous écoute.

— Je vais bien, merci. Je suis très contente d'être à Antyla.

Il penche la tête.

— Certains disent que les chats ont le don de lire dans les pensées. Ce n'est pas beau de mentir.

— Si vraiment vous lisez dans mes pensées, alors qu'avez-vous besoin de me poser des questions ?!

— Mm. Disons que je ne suis qu'à moitié chat. Donc je ne décrypte qu'à moitié vos sentiments.

— Et qui vous dit que j'y vois plus clair que vous en ce domaine ? Peut-être que moi-même je n'ai pas les réponses. Tout ce que je sais, c'est qu'il me reste du travail. Quant à ce que je ressens, je n'en sais rien et je préfère ne pas me poser la question.

Le chat reste silencieux tandis qu'elle termine son repassage. Peut-être a-t-il compris. Peut-être va-t-il enfin lui ficher la paix. Le voilà qui se met à se lécher la patte puis à se frotter l'oreille. Ne pourrait-il pas aller faire ça ailleurs ? Enfin, tant qu'il se tait, elle doit s'estimer heureuse. Mais le voilà qui reprend la conversation, sur un ton badin :

— Il est vrai que votre situation comporte de nombreux avantages. Être la meilleure amie de la princesse corégente, cela facilite les choses.

Tu parles, se dit Anaïs, qui se garde pourtant bien de lui répondre. Elle n'a aucune envie de développer ce sujet. Cela ne perturbe nullement l'animal, qui poursuit :

— J'imagine que la princesse prend bien soin de vous, qu'elle veille à ce que vous ne manquiez de rien, à ce que vous soyez logée dans les meilleures conditions et bénéficiez du meilleur traitement. Comme n'importe quelle amie le ferait.

Ce monstre a touché une corde sensible. C'en est trop pour la jeune fille qui ne peut retenir ses sanglots.

— À quel jeu cruel jouez-vous donc ? N'êtes-vous venu que dans le but de me tourmenter ?!

Mais une autre voix retentit derrière elle :

— Mademoiselle Anaïs ! Le Maître vous demande !

C'est Monsieur Grégor, l'intendant. Il la contemple avec son habituel air supérieur et méprisant, les lèvres pincées. Ce qu'elle peut le détester, celui-là ! À peine a-t-elle eu le temps de se retourner que le chat a disparu. Elle ne l'a pas entendu bondit et ignore pour où il est parti. S'efforçant de cacher ses larmes à Monsieur Grégor, qui de toute façon s'en fiche pas mal, elle répond :

— Je termine mon travail et j'arrive... J'ai presque fini...

— « Presque » fini ? Que dois-je dire au Maître ? Que vous lui avez « presque » obéi et que vous arriverez avec « presque » pas de retard ?

— Euh, non, je...

— Lorsque le Maître vous demande, vous venez. Est-ce clair ? Je ne vous le redirez pas.


MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant