Recourir au terme "bataille" serait une belle erreur sémantique. Ceux qui ont qualifié cet affrontement mentionnèrent plutôt un massacre, une horrible boucherie que l'esprit ne parviendrait pas à retranscrire en cauchemar. Et ce carnage ne dura pourtant que quelques instants.
Les asuras furent dévorés avec leurs armures de crystal, les possédés dépecés, les sorciers écartelés, et la vaillante résistance offerte par les djinns et les crieurs fut bien trop vite écrasée. En une poignée de minutes, tout était perdu. Malgré ses supplications, la Citadelle ne fut pas à la hauteur des espoirs de Magnus. On dit du sorcier qu'il s'effondra genoux à terre et, assistant à la mort de ses parents et de son peuple, ouvrit la bouche sans parvenir à émettre le moindre son alors que les larmes ruisselaient le long de ses joues.
Face à la débâcle, les soldats restés près de l'empereur, en concertation avec les élites océaniennes, n'eurent d'autre choix que de couler le pont séparant Nergal de ses agresseurs. Ainsi, ils abandonnaient leurs soldats. Ainsi, ils s'avouaient vaincus avant même d'avoir tenté de se battre. Les exultations éclatèrent sur l'autre rive, des cris de joies et de moqueries, des exclamations triomphales tant la victoire ennemie fut éclair. Mais la guerre n'était pas terminée, la retenue de Lior le rappelait à tous, et très vite les Invocateurs se remirent au travail.
Les Humains auraient pu voler jusqu'au palais sur le dos de leurs rapens. Ils auraient pu nager sur les solakes jusqu'au refuge impérial. Mais ils n'en firent rien. Nergal et les ombrescents avaient osé s'opposer au grand Lior, alors le succès invocateur serait total, ou il ne serait pas.
Au cours des jours qui suivirent, les assiégeants multiplièrent les aller-retour vers le Bois Maudit, où ils récupérèrent de quoi bâtir un nouveau pont flottant jusqu'au palais. Le "seigneur de Ness-Terath" serait le premier à pénétrer dans la cour d'honneur, il abattrait l'empereur de ses propres mains et s'emparerait du trône devant son peuple. Après tout, que pourraient bien faire une vingtaine de soldats, tout aussi redoutables fussent-ils, contre l'invincible armée de Lior ?
Chaque heure, les résidents de la Citadelle observèrent les rondins de bois former un passage jusqu'à eux. La mort, voilà ce qui avançait sous leurs yeux. Magnus quant à lui restait impassible. Agenouillé au cœur de la cour de pierres, immobile depuis la défaite, il avait fixé son regard sur les cadavres amoncelés au loin.
A l'aube du troisième jour, Nergal, alors privé de ses quatre archidémons, quitta ses appartements privés et rejoignit enfin le reste des résidents dans le cour d'honneur. De sa rencontre avec l'empereur, Magnus écrira quelques années plus tard : "J'avais face à moi l'être le plus important de l'Ombrescence, celui vers qui j'avais appris à tendre mes prières, celui vers qui j'avais placé tous mes espoirs. [...] mais il n'en était rien. A mon grand regret, et en dépit de l'infini respect que j'ai toujours éprouvé pour lui, Nergal n'était plus. C'était un vieux possédé qui se rua alors hors de son palais. Il paraissait égaré, dépassé, et chacun de ses gestes, chacune de ses paroles ne faisait qu'accentuer la panique générale. L'influence de Manès était si grande. La bouche du possédé exprimait une pensée de l'empereur, puis une de l'invocateur. Une indication, puis son contraire. Il était perdu."
Avec difficulté, Nergal parvint tout de même à donner l'ordre aux équipes d'océaniens de plonger dans le lac afin d'y détruire l'ébauche de pont des Invocateurs. Attendus par plusieurs Démons, les êtres aquatiques n'y trouvèrent qu'un destin tragique. Rien, absolument rien ne semblait pouvoir s'opposer à la voracité destructrice de Lior et des siens.
Ce n'est qu'au crépuscule du cinquième jour que "l'Élu"¹ fit son apparition.
Libres de toute gêne océanienne, les Invocateurs avaient bâti un pont de fortune solide et large auquel ne manquaient que quelques dizaines de mètres pour atteindre la cour d'honneur de la Citadelle. Depuis plusieurs heures, les soldats de l'empereur essayaient à leur tour de détruire le pont. En vain. Alors ils concentrèrent leurs efforts sur leurs assaillants. Mais qu'il était décourageant d'affronter les minions des Invocateurs. A peine l'un d'eux tombait que deux autres venaient prendre sa place. L'heure du dénouement allait sonner d'ici peu.
Les Hommes de Lior commencèrent par envoyer plusieurs rapens agresser les résidents de la Citadelle et couvrir leur approche. Trop occupés à se protéger de ces démons ailés, le reste des forces impériales dut interrompre son offensive sur le pont. Magnus, lui, demeurait assis au cœur de la cour d'honneur, perdu. Il ne mangea, ne dormit, ni ne but durant ces journées passées immobiles.
Protégés de toute attaque, les Humains purent poursuivre leur progression le long du pont de bois.
Ils n'étaient plus qu'à une trentaine de mètres.
Enivrés par leur soif de violence, la quasi-totalité des forces invocatrices se réunit en file sur le pont, cognant ce dernier en rythme avec leurs pieds, célébrant le nom de Lior. De nouveaux rapens s'envolèrent, d'autres solakes plongèrent dans l'eau trouble, ... C'était une invasion.
Une vingtaine de mètres.
Aux abords de l'eau, harcelés par les rapens, les gardes impériaux découvrirent le seigneur de Ness-Terath avancer avec sa Bête, les griffes et crocs couverts de sang, exhalant son odeur fétide autour d'elle en poussant des râles rauques et terrifiants.
Dix mètres.
La Bête prit son élan et bondit soudain au pied de la cour d'honneur, face à Magnus. Trop occupés à se défendre contre les créatures invoquées, les derniers combattants présents à la Citadelle, en dépit de leurs talents, n'étaient pas en état d'intervenir pour apporter leur aide au jeune sorcier.
Magnus se leva alors face à la Bête, prêt à l'affronter, seul, pour la plus grande hilarité des Humains traversant le pont. Mais Lior, lui, ne riait pas. Il avait remarqué que l'expression du sorcier comme son regard avaient alors complètement changés.
Personne, pas même Magnus lui-même, n'a jamais su dire ce qui s'est réveillé en lui à ce moment-là, ni pourquoi. Son entraînement ? La perte de ses parents ? La menace des Invocateurs ? La Bête ? Peu importe. Sa légende débutait à cet instant-même.
D'un simple levé de main, il décomposa chaque os, chaque muscle, chaque membrane du berserker en de minuscules particules qui s'écrasèrent dans une lourde flaque de sang à ses pieds. Magnus se trouva alors nez-à-nez avec Lior et ses sbires, qui n'étaient plus qu'à cinq mètres de lui.
Lior et lui se scrutèrent quelques instants, échangeant un duel de regards trahissant des paroles qui leur appartiendraient seuls. Puis Magnus fit ce que l'Héliaste décrira plus tard comme "le plus délicat mouvement du poignet de l'Histoire". La totalité du pont de rondin devint alors suie, et toutes les créatures qui se tenaient dessus tombèrent à l'eau. Leurs manuscrits gorgés d'eau, les Invocateurs perdirent leurs Démons, mais le sorcier n'en avait pas fini. Avec tout autant de nonchalance, il acheva son œuvre en abaissant la main. Les corps des centaines d'hommes et femmes furent brutalement aspirés au plus profond du lac. Et pour finir, en refermant son poing, Magnus changea l'eau en glace, emprisonnant à tout jamais Lior et les siens dans ce que le Monde connaît comme le célèbre Lac Gelé.
En quelques secondes, Magnus avait détruit Lior et ses Invocateurs. En quelques secondes, il avait mis un terme à une guerre que tous croyaient perdue. En quelques secondes, il avait sauvé les Profondeurs de la tyrannie humaine.
Aucune acclamations, aucune joie ne s'éleva de cette victoire inespérée, et le soulagement ne fut que modéré tant les pertes avaient été grandes. L'heure ne pouvait pas être celle des réjouissances, mais celle du deuil. Pendant un mois, on respecta un silence scrupuleux en mémoire de ceux qui étaient tombés : les valeureux soldats perdus, évidemment, mais aussi les innocents Démons asservis par le peuple de Lior.
La Grande Guerre était terminée. Cet événement marqua la fin d'une ère, celle des Invocateurs, et le début d'une autre, celle de Magnus.
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1. Rappelons seulement, si besoin est, que dans l'histoire de l'Ombrescence, le terme "Élu" renvoie à l'épisode de la rencontre entre l'empereur Nergal et le gardien Béhémoth. Avant l'entrevue à Ness-Terath de l'an 5, Nergal, en quête de conseils, cherchait à savoir quelle position prendre face aux Invocateurs. Béhémoth lui promit un inévitable carnage dans les décennies à venir, mais il lui assura aussi que l'empire, plus tard, trouverait la salvation par le biais d'une créature de légende : l'Élu.
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La Colline - Le Mythe des Deux Sorciers
FantasiDes siècles avant les événements relatés dans la saga "La Colline", un jeune sorcier avait révolutionné les Profondeurs, tout comme son fils allait le faire après lui. Le Mythe des Deux Sorciers est une double biographie consacrée aux vies de Magnus...