Part.II - 1.2 : Un enfant aimé

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Le développement morphologique du sorcier, comme celui du possédé, diffère de celui des Hommes, rappelons-le. Il est de coutume de dire que leurs cinquante premières années sont primordiales, car c'est durant cette période que l'enfant se forme tout autant que ses pouvoirs, encore invisibles.

Soucieux du bon déroulement de cette phase cruciale, Magnus arbora la figure du père bien plus que celle de l'empereur. Il alla même jusqu'à multiplier les délégations de pouvoir, à ses archidémons comme à ses Arcanistes, dans le but de profiter de cette période pour se consacrer à deux choses : le bien-être et l'éducation de son fils, et ses études relatives aux Descendants. Pour ce qui est de l'ombre de Ness-Terath, il se cantonna bientôt à de régulières entrevues privées avec le Profanateur, léguant la confiance qu'il avait jadis placé dans le Blasphémateur dans son ancien apprenti¹.

Il n'était pas rare, nous ont notamment rapporté quelques serviteurs, de voir Magnus passer ses journées à se promener dans le palais en tenant son fils par la main. Loin des préoccupations politiques, l'empereur aimait lui montrer les ouvrages de sa bibliothèque, lui parler d'architecture et d'histoire, ou bien encore lui expliquer les légendes ombrescentes. Chaque soir, avant de s'endormir, le prince passait un moment privilégié avec son père, l'écoutant lui conter les Amours complexes du possédé Kezabel qui avait enfermé l'âme de son épouse en lui, les Exploits de Rorhark l'invincible asura, ou encore les Aventures du malicieux crieur. Mais s'il y avait bien une chose qui, par-dessus tout, procurait à l'empereur un plaisir indicible : voir son fils jouer.

Si la question peut paraître étrange, posons-la tout de même : pourquoi ? Ce qui est une évidence pour les Humains ne l'est pas pour les Ombrescents. Tout simplement parce que le prince était réservé et, surtout, son père sentait que quelque chose en lui était fragile. L'enfant souriait peu, riait peu, témoignait peu de son bien-être. La raison ne fut jamais un mystère pour Magnus : l'absence de sa mère. Vincere ne souriait, riait, et semblait ne prendre plaisir que lorsqu'il sortait dehors pour y rejoindre les créatures qu'il avait en adoration : les Chimères.

L'Ombrescence avait été fondée dans le but de rapprocher les Peuples de l'Ombre, certes, mais avant tout pour garantir une protection collective aux enfants de Nímaira. C'était là l'essence même de l'existence de cette institution inédite. Aussi, le peuple chimère avait pu connaître un nouvel âge d'or après les violents ravages des Faucheurs au cours du Siècle de Mort. On pouvait ainsi trouver ces étonnantes créatures partout dans l'empire, et notamment aux abords de la Citadelle. Vincere passa ainsi des heures et des heures de son enfance à jouer avec ces chimères, sous les regards amusés et attendris de la cour de Magnus.

Outre la tristesse liée à l'absence maternelle, les premiers âges du prince furent globalement heureux, et ce bonheur tenait beaucoup au fait que Magnus le préservait de la méfiance de certains de ses conseillers². 

 Après quelques années, dès qu'il commença à prendre conscience de ce qu'il se disait dans le palais, Vincere se mit à nourrir une forme de frustration et d'incompréhension. Il est difficile, d'autant plus pour un enfant, de se sentir au cœur des conversations gênées. Les silences qui suivaient son arrivée dans certaines pièces alimentèrent une inquiétude qui, plus tard, se changerait en paranoïa.

En réalité, à la lecture des Mémoires des arcanistes, il semblerait que l'interrogation qui brûlait toutes les lèvres ne concernait en réalité que l'identité de la mère du prince, et non pas une faute qu'il aurait commise ou une tare qu'il porterait. Et, réaction somme toute naturelle, il arriva un jour où Vincere se livra à Abaddon.

Abaddon, pourquoi ne m'aime-t-on pas ?

Le possédé dira qu'à cet instant, l'air peiné du jeune sorcier lui brisa le cœur. Abaddon était connu pour sa gentillesse, et Maelströ aimait se démener pour faire sourire le prince, aussi l'archidémon que le duo représentait était sans doute le préféré de Vincere. C'était logiquement qu'il avait tourné son désarroi vers Abaddon et Maelströ.

Tout le monde, dans ce palais, vous aime, jeune prince, lui rétorqua le possédé.

"Et nul plus que votre père" ajouta l'âme de l'océanien.

Pendant quelques années encore, Vincere se tournera vers ces deux créatures lorsqu'il ressentira le besoin d'exprimer ses craintes. Il le fera de même auprès de Guido, en de plus rares occasions, tant le crieur témoignait d'une prévenance et d'un instinct protecteur envers l'enfant. Les relations que le prince entretenait avec Akuma et Deep étaient en revanche bien différentes. L'asura était rustre, silencieux, très difficile d'approche, mais Vincere aimait la force qu'il dégageait. Quant au djinn, son air constamment grave et sévère empêchait toute forme de tendresse pour l'enfant, et souvent leurs échanges se résumaient à des rappels à l'ordre quant à l'étiquette qui devait être suivie dans le palais.

S'il se confiait ainsi à Abaddon, c'était que Vincere manqua cruellement d'une autre chose au cours de son enfance : un ami.

Sa stature, déjà, représentait une barrière. Il était un prince et, de fait, ses sujets devaient maintenir une certaine distance avec lui, physique, mais aussi sentimentale. Aussi la Citadelle avait beau grouiller de serviteurs sous le règne de Magnus, il n'y avait aucun enfant.

Sa nature, ensuite. Les Sorciers vivaient dispersés dans l'empire, Magnus ne le savait que trop bien. Les rares concitoyens que pouvait côtoyer Vincere étaient les Arcanistes, qui demeuraient aussi froids que Deep ou Akuma, voire plus.

Abaddon, Maelströ, Guido et bien évidemment Magnus étaient donc les seules personnes à s'autoriser l'affection de l'enfant. Cette impériale solitude dans laquelle le prince dut grandir lui forgera plus tard le caractère qu'on lui connaît bien.

Telle fut la vie de Vincere de sa naissance en 332 jusqu'à la fin des années 370. 



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1. Cette confiance profita du fait que Magnus et le Profanateur étaient de la même génération, seules quelques années les séparaient, contrairement aux autres arcanistes qui étaient bien plus âgés que l'empereur.  

2. De par leur culture sorcière, les arcanistes laissaient Magnus seul se charger de son fils et ils se retinrent donc de nouer tout lien avec le prince.

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant