Vincere abandonna l'idée de plonger dans l'esprit d'Ulsia pour pouvoir se rapprocher de son père, tout comme il se mit à nourrir une véritable haine à l'égard de la serre botanique où il avait été réprimandé. Le prince se tourna, une fois encore, auprès de Samaël, mais aussi d'une troisième entité.
Au cours de son adolescence, l'évolution psychologique de Vincere se fit en contestation et provocation vis-à-vis de l'empereur. Il aimait ce que Magnus haïssait. Il haïssait ce que l'empereur aimait. Vincere pouvait ainsi vouer les plus terribles sentiments, et même se montrer contradictoire. Ce fut l'une de ces contradictions qui l'amena à se tourner vers des créatures qui, il y avait encore peu, lui paraissaient misérables et indignes de considération.
Des années 410 à la moitié des années 420, le prince prit l'habitude de se dérober à la surveillance des gardes du palais afin de se rendre dans les geôles de la Citadelle, où les derniers Invocateurs purgeaient leur peine. D'abord dégouté par ces hommes, femmes et enfants rachitiques, malades, presque sauvages, Vincere en vint à se découvrir un étonnant intérêt pour cette faction.
Terrifiés par l'héritier du "tyran Magnus", les détenus se montrèrent dans un premier temps des plus méfiants. Toutefois, un dialogue se créa assez vite, et en outrepassant les origines de ses interlocuteurs, Vincere s'amusa de l'animosité commune à l'encontre de l'empereur. Les Invocateurs racontèrent leur version, édulcorée bien entendu, de la Grande Guerre, mais le prince savait déjà faire la part des choses et sentir leur absence d'objectivité. Sans doute les humains s'attendaient-ils à émouvoir le jeune sorcier. C'était manqué. Pourtant, quelque chose d'autre allait profondément marquer le prince : les conditions de détention des prisonniers.
Les cellules du palais étaient à l'image du domaine : sombres et glaciales. Elles étaient aussi très humides. En un mot, elles étaient un véritable calvaire pour ceux qui y étaient enfermés. Certains Invocateurs y étaient nés, beaucoup d'autres y étaient morts, et l'empereur comme ses sujets ne prenaient que guère la peine de se soucier d'eux. Une odeur nauséabonde de crasse, d'excréments, de sang embaumait les souterrains. Bien qu'il n'en ait pas eu conscience, Magnus faisait, aux yeux de son fils, preuve d'une cruauté sans pareille en gardant les humains ainsi. C'est pourquoi Vincere se mit à ressentir de la compassion envers les détenus, et peu à peu les conversations devinrent plus intéressantes.
Ce fut dans ce contexte qu'éclata la sombre affaire du manuscrit de 425.
Les Invocateurs contèrent au prince les légendes du mythique manuscrit de Manès : comment l'ancien chef de Ness-Terath l'avait obtenu, comment il y avait enfermé les plus puissants Démons de l'époque. Surtout, ils lui racontèrent comment le renouveau de la faction, sa vengeance, aurait un jour lieu par l'intermédiaire de cet ouvrage.
Vincere savait où était conservé le manuscrit, et il savait que la salle fortifiée de son père ne lui résisterait pas. Les prisonniers lui avaient pourtant bien expliqué qu'aucun d'eux ne serait à même de tirer parti des immenses pouvoirs renfermés dans ces pages, et si d'aventure l'ouvrage tombait entre les mains du prince, il devrait le garder à l'abri et le confier à un invocateur qui serait digne de venger les siens.
Bien qu'à l'époque personne n'en ai jamais eu la preuve, le vol du manuscrit de Manès avait un coupable tout désigné. Ulsia morte depuis déjà deux ans, Magnus s'était rapproché de Deep. L'empereur sembla toutefois minimiser l'affaire, et surtout, l'étouffer.
— Comment veux-tu qu'il ne me déteste pas, Deep ? demanda un jour l'empereur au djinn. Je l'ai privé de sa mère. Je n'ai pas été un père capable de remplir sa tâche. Si j'avais été à sa place, ma fureur aurait été toute aussi grande. Nous devons nous montrer cléments...
— Aveugle n'est pas le clément, lui rétorqua l'archidémon. Le prince devient chaque jour plus fort, et chaque jour ses provocations se font plus insultantes...
Le constat de son échec fit toujours plus sombrer Magnus dans le travail et la solitude, pourtant les choses allaient encore empirer. La serre botanique, ses pouvoirs télépathiques, la situation délicate après le vol du manuscrit, ce début de cinquième siècle n'aurait pu éloigner plus encore le père et le fils. L'empereur pourtant n'y voyait qu'une banale crise due au jeune âge de son héritier. Il lui cédait tout, et si les arcanistes pouvaient encore se montrer en désaccord avec certaines décisions de leur maître, il voyait en l'attitude du prince un virage très dangereux.
Deep n'avait pas manqué de souligner ô combien la disparition du livre de Manès était préoccupante, mais il faudra attendre l'année suivante pour que Magnus témoigne enfin de la fermeté que son peuple attendait.
En 426 en effet, las de voir son père ouvertement l'ignorer, quand il ne l'humiliait pas, Vincere, dans un excès de rage, se rendit dans les geôles de la Citadelle afin d'y libérer l'ensemble des détenus. Près d'une cinquantaine d'invocateurs fuiront alors, répandant la terreur dans le palais. Les Arcanistes intervinrent aussitôt et tuèrent plus de la moitié des fuyards sur le lac gelé, avant de ramener le reste dans les cellules. Sans doute Vincere considérait la mort bien plus douce que leurs conditions de détention. Quoi qu'il en soit, il voyait désormais dans le Conseil des Arcanistes un organe de répression aussi autoritaire et violent que son père, et l'opposition entre les sorciers et le prince ne ferait que croître.
Beaucoup d'encre a coulé à propos de ce premier quart du cinquième siècle et cette défiance qui grandissait entre père et fils. Certains sont allés jusqu'à affirmer que Vincere, dans l'ombre, avait apporté son appui aux ombrescents contestataires. Mais rien, aux yeux de son père comme de ses conseillers, n'était plus dangereux que cet inattendu rapprochement opéré entre le prince et les Invocateurs.
Le Pénitent, lors de la réunion qui suivit, fit une annonce que Magnus jugea démesurée :
"Un séjour à Norr Giliath lui ferait le plus grand bien."
L'empereur s'étonna de voir Deep et Akuma pousser dans le même sens. Et malgré ces années difficiles, malgré la défiance et les récents événements, l'empereur aura ces mots devenus légendes :
"J'ai et aurai toujours confiance en lui. Je vous demande d'en faire de même, car il sera plus grand que je ne le serai jamais. Guidez-le. Protégez-le. Jusqu'à la fin".
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La Colline - Le Mythe des Deux Sorciers
FantasiaDes siècles avant les événements relatés dans la saga "La Colline", un jeune sorcier avait révolutionné les Profondeurs, tout comme son fils allait le faire après lui. Le Mythe des Deux Sorciers est une double biographie consacrée aux vies de Magnus...