Part.III - 5.1 : En route vers les ténèbres

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Depuis l'arrière de ce vaste navire de bois qui sillonnait l'océan, Nephyl scrutait la silhouette de Norr Giliath qui s'éloignait au loin. La tempête rageait toujours plus fort, mais le contact de la pluie et du vent sur son visage lui faisaient un bien fou. Il était libre, enfin libre.

Ses soldats, tétanisés à l'idée de croiser les Aéromanciens du Pic, s'étaient éparpillés sur le pont du Compas d'Argent et ils guettaient les horizons avec crainte. Lorsqu'il ne resta de la prison qu'un minuscule point noir, l'un des sauveurs du prince s'engouffra parmi l'équipage corsaire du capitaine Hassan Reis afin de rejoindre le sorcier. Il s'approcha suffisamment pour ne pas avoir à hurler :

— Vous n'y remettrez plus les pieds.

Les yeux émeraude de Nephyl plongèrent tel un reptile dans ceux cachés derrière le masque du chambellan. Accusateur, il rétorqua :

— C'est elle qui te l'a dit ? C'est elle qui vous a envoyé ici ?

— En effet. La divinatrice avait tout prévu pour l'évasion.

— Où se trouve-t-elle maintenant ? ajouta le sorcier en orientant de nouveau son regard vers les vagues.

— A la Citadelle, auprès de votre père.

Posées sur le bord du bateau, les mains de Nephyl se plantèrent dans le bois avant de le détruire par la seule force de sa poigne. Glacial, il mit en garde :

— Ne l'appelle plus jamais ainsi, ou ce sera tes dernières paroles...

— Je vous prie de m'excuser, s'inclina aussitôt Dante.

— Il est ma cible, il est ma proie. Il sera le premier à périr de mes mains.

L'expression de son visage avait viré à la folie vengeresse.

— La divinatrice m'a prévenu que vous diriez cela... hésita Dante.

— Hum, pouffa le sorcier, ça ne m'avait pas manqué ça.

— Elle dit qu'il est inutile de regagner la Citadelle maintenant, votre... l'empereur ne quittera pas le palais.

— Il est ma priorité, la première de mes victimes.

— Si je peux me permettre...

Nephyl se tourna soudain face au chambellan. Jamais il n'avait paru aussi terrifiant, aussi assoiffé de sang. D'un ton toujours aussi sec, il demanda :

— Tu oserais me contredire ?

Dante pesa alors bien chacun des mots qui s'apprêtait à sortir de sa bouche. Il prit une profonde inspiration et lâcha avec conviction :

— Vous tuerez Magnus, ainsi que les quatre archidémons qui le protègent. Yuki l'a vu et vous en fait le serment. Je vous en fait le serment. Mais il y a d'autres créatures à qui vous pouvez faire payer ce que vous avez subi. Et si vous ne vous focalisez pas maintenant sur elles, alors vous perdrez leurs traces à tout jamais.

— Ah ? s'exclama Nephyl avec un large sourire intéressé. Et à qui fais-tu allusion ?

— Au Conseil des Arcanistes.

Le sorcier conserva le silence de la réflexion quelques instants, mais son sourire ne quitta pas son visage. Déchaînés par sa haine, ses souvenirs défilaient devant ses yeux. Le fait que les arcanistes ne l'avaient jamais considéré, la manière dont ils obéissaient aveuglément à Magnus, l'irrespect dont ils avaient pu témoigner à son égard, et, surtout, tout ce qu'ils avaient fait subir au peuple de Sohl.

Sohl, justement, était recroquevillé contre l'un des mâts du navire, frigorifié, tremblant, traumatisé par ces années passées à Norr Giliath. Samaël demeurait apathique, le regard vitreux, incapable de se maintenir sur ses pieds. Tous deux avaient été brisés à cause de ces cinq vieux sorciers. Et de la même façon, Nephyl s'apprêtait à briser ces derniers.

Le prince reprit, semblait-il plus posé :

— Tu marques un point, Dante. Yuki dit qu'il ne quittera pas la Citadelle ? Je la crois. Il a besoin d'assurer la protection de sa cour, de sa chère Ombrescence. Les arcanistes, soit.

— Comme vous avez pu le constater, nous avons recruté de nouvelles têtes pour mener à bien l'évasion, ainsi que tout ce qui nous attends ensuite.

— Je suis ravi de voir la tienne parmi elles. Mais dis-moi, chambellan, qu'est ce qui me dit que tu ne me trahiras pas ?

— Je vous demande pardon ?

— Simple question.

Ça n'était pas une simple question. Yuki avait jadis prédit à Nephyl qu'il serait trahi par l'un des siens et que cette trahison lui serait fatal. Cette vision, la toute première de la divinatrice, le sorcier en avait seulement compris le sens lors de sa détention.

— Vous avez lu dans mon esprit, répondit Dante. Vous savez que je ne suis pas originaire de la Colline et vous savez à quel point je cherche à renverser ceux qui la contrôlent. Si elle doit être détruite, ça me va aussi.

— Bien... N'oublies pas que je connais ton point faible. Tôt ou tard, je te mettrais toi aussi à l'épreuve. J'attendrai alors de ta part un dévouement total. Ça me peinerait beaucoup de devoir tuer un être aussi pourvu de talents que toi.

— Je serai à la hauteur, promit le chambellan.

— Parfait. Parle-moi des autres.

Dante se retourna en direction du pont du navire. Son attention se posa logiquement sur l'une des plus colossales carrures devant lui. Il indiqua celle-ci au prince.

— Bélial, un possédé. Il appartenait il y a encore peu au groupuscule des Collecteurs.

— Ce terme m'est familier, dit Nephyl d'un air pensif.

— Un groupe de possédés renégats activement recherchés par le Conseil des Arcanistes. Ils sont réputés pour parcourir le domaine en quête des plus puissantes créatures afin d'ingérer leurs âmes, les soumettre et ainsi absorber leurs pouvoirs.

— Ah oui, ça me revient. Voilà une équipe qui me serait utile...

— Bélial les a tous massacrés, après avoir pris possession de sa deuxième âme.

— Intéressant. Âme qui appartenait à ?

— Un djinn flamboyant, qui résidait de ce que je sais dans les confins les plus reculés de l'empire. Sur les conseils de Yuki, j'ai ensuite recruté deux sigillants de Mithrida lors de votre détention.

— Oui... Jie, je me souviens de lui, lâcha Nephyl. Je m'étonne de le voir ici.

— Nous avons su trouver des arguments convaincants, dit Dante.

— C'est à dire ?

— Bélial et moi avons massacré les habitants de Mithrida. Nous avons fait passer l'attaque pour une agression de la Colline. Huan, la sigillante que vous voyez là-bas, est en quête de vengeance contre le promontoire d'Aegidius Luminarii. Jie tient trop à elle pour se résigner à l'abandonner, même s'il partage quelques sentiments similaires.

— Et ils ne sont pas les seuls humains.

— Les spahis, ce sont vous et votre charme qui les avez convaincus. Mais il y aura d'autres Hommes, en effet.

— Et celui-là, avec son instrument de musique ?

— Yoheï, un mage. Varius à recommandé sa libération afin de ne pas avoir à gérer les crieurs de la prison. Je le connais encore peu.

— Garde-le bien à l'œil.

— C'est prévu, prince.

Le navire accosta quelques heures plus tard, près d'une crique où le sorcier et les siens purent regagner la terre ferme. Hassan Reis et son équipage reçurent alors le paiement convenu, puis ils s'en allèrent.

Nul discours, nul remerciements, Nephyl s'empressa d'ordonner à Dante leur départ pour recouvrer les Profondeurs. En quelques instants seulement, le mage Ryotaro fit apparaître une vaste bulle dans laquelle tous prirent place, avant de plonger dans les abysses du Vastazul.

Après tant d'années, Nephyl rentrait chez lui. Après tant d'années, l'heure de la vengeance lui était enfin accordée. 

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant