Part.I - 3.4 : Les autres Humains

3 2 0
                                    

Des Humains, longtemps Magnus comme les Profondeurs ne connurent que ce que les Invocateurs avaient pu leur présenter. Cette faction s'était familiarisée à la vie dans le domaine de Phrone, et à ses règles, de la même manière que l'empereur comme son compagnon djinn allaient découvrir les règles de la Surface. Ils firent toutefois une omission toute particulière qui aurait son importance : le temps.

Le sorcier ignorait tout de l'espérance de vie des Hommes, et en venant dans les terres de Fortë, il nourrissait le secret espoir de rencontrer le légendaire Iudicaël Luminarii. Non seulement le fils de Nephee et Athanasius était mort et enterré depuis plus d'un siècle, mais il en était aussi de même pour son successeur, Achilleus. Et les problèmes de l'empereur ne s'arrêtèrent pas là, puisque le souverain de la Colline était celui qui marquerait l'Histoire par son intransigeance et sa névrose : Pancratius Luminarii.

Dans ses Mémoires¹, Pancratius Luminarii nota de ce jour : 

"La chose que j'ai rencontré là n'avait rien d'honorable, ni d'impérial, rien de respectable ou de grand [...] C'était une abjection de la nature, et seule ma grande mansuétude me poussa à ne pas lui fermer nos portes au nez, sans quoi nous aurions pu affronter une guerre inutile et pitoyable."

La rencontre du roi et de l'empereur avait beau avoir lieu dans la douceur du printemps de l'année 220, elle débuta de manière glaciale. Des heures durant, Pancratius avait ordonné aux Guerriers de garder Magnus en joug depuis les remparts de Narok, avant de finalement lui concéder l'hospitalité. Quoique "hospitalité" soit un terme bien peu adapté au comportement du roi durant le séjour de son illustre invité. Toutefois, bien qu'il ait longtemps été conspué, et l'est toujours, il faut aussi comprendre la retenue dont a pu faire preuve le monarque de la maison Luminarii.

Les derniers représentants des peuples de l'Ombre que les Humains, de la Colline ou d'ailleurs, avaient vu, étaient nuls autres que les hordes de Démons affamées des Nuits Pourpres. A ce titre, il faut louer l'accueil dont ont pu faire preuve les Dévots dans le Désert. Les sentiments des Guerriers à l'encontre du sorcier, comme ceux de la plupart des autres peuples du promontoire, se rapprochaient ainsi bien plus de ceux des Pilleurs du Désert.

A cette inquiétude "naturelle" s'ajoutait le contexte délicat dans lequel était plongée la Colline en cette période. Depuis quelques années déjà, Pancratius Luminarii était en effet entré en conflit ouvert avec deux factions de son propre refuge : les Mages et les Élémentalistes, qu'il soupçonnait de conspiration.

Magnus et Deep se présentèrent donc à l'Assemblée et au Conseil dans des conditions bien différentes de celles escomptées. Malgré l'animosité dont témoignait ouvertement une partie de ses hôtes, l'empereur ne recula pas et s'exprima face aux élus, aux chefs de faction, aux adjuteurs et tout le reste de l'administration amassée pour entrevoir l'empereur de l'Ombrescence. Parti depuis près d'une vingtaine d'années humaines, le sorcier avait, au gré de son périple, abandonné les derniers traits de l'adolescence au profit d'un visage plus grave et d'une stature encore plus imposante. On l'écouta ainsi avec beaucoup d'attention.

"Il y a longtemps, bien avant ma venue au monde, des hommes et femmes répondant à la faction des Invocateurs surgirent dans nos terres, d'on ne sait où, pour on ne sait quelle raison. Ils n'étaient pas les seuls, il est vrai. Certains, que vous appelez Nécromanciens, s'installèrent aux côtés de nos Crieurs, dans le Bois Maudit. D'autres, que vous nommez Occultistes, s'en allèrent très vite dans les Cendres. Je me présente aujourd'hui devant vous, estimés Humains de la Colline, pour essayer de comprendre, au nom de mon peuple, pourquoi les Invocateurs ont quitté la Surface".

On dit de Pancratius Luminarii qu'il écoutait le discours avec un agacement non dissimulé, contrairement à certains chefs de faction qui paraissaient captivés. Gelnos, élu aquamancien, se permit de répondre avec diplomatie et politesse au nom des siens. Il lui expliqua l'histoire de ladite faction, comment les ancêtres de Lior avaient transgressé les interdits de Mageia et comment ils avaient été ainsi bannis, loin des terres humaines. L'élémentaliste prit soin de souligner que le choix de se rendre dans les Profondeurs n'appartenait qu'aux Invocateurs. Si Magnus fut agréablement surpris par la courtoisie de son interlocuteur, il ne broncha pas lorsque Pancratius hurla dans la salle : "qu'il s'exprime à propos des Nuits Pourpres !".

Cette expression était alors étrangère à l'empereur, tout comme les sombres événements qui y sont liés. Il fut abasourdi d'entendre parler des exactions "d'ombrescents sanguinaires" à une époque où il était déjà né. Les descriptions qu'on lui fit des bêtes meurtrières ne lui laissa aucun doute. Il se permit alors une petite pique : "savez-vous ce qu'est un ombrescent ?"

Le silence dans l'Assemblée illustrait le choc de son auditoire, aussi il s'empressa de poursuivre avant de paraître trop brutal :

"Un ombrescent est un membre de l'Ombrescence. L'Ombrescence est le système politique impérial dans lequel un souverain, moi, règne au nom de ses sujets issus de six des sept Peuples de l'Ombre. Les Démons ne font pas partie de l'Ombrescence, et puisque ce sont visiblement eux qui vous ont attaqué, je puis vous assurer que l'Ombrescence n'a rien à voir avec vos Nuits Pourpres. J'irai même jusqu'à suggérer que cette affreuse période que vous m'avez décrite serait plutôt du fait d'Hommes".

L'empereur frôlait dangereusement la crise diplomatique. Il imposa sa puissante voix pour achever son discours avant d'être arrêté par la garde royale :

"Et ce que vous m'avez dit précédemment semble corroborer mes pensées. L'empire et l'Ombrescence sortent de la guerre la plus sanguinaire qu'ils aient connu, une guerre provoquée par les Invocateurs. Ces hommes et femmes, en manipulant les Démons qu'ils avaient asservis dans nos montagnes, ont ravagé nos terres et nos familles. Bien avant ces heures sombres, nous avions remarqué leurs voyages à la Surface, accompagnés de leurs minions. Voilà ce qu'ils y faisaient : se venger de vous, de leur bannissement. Je vous le dis, les Nuits Pourpres ont été perpétrées par les Invocateurs, et non par les Démons. Encore moins l'Ombrescence".

Le pesant silence s'étendit quelques secondes supplémentaires, avant que plusieurs personnes ne répondent par des rires ou des contestations. Leur méfiance les empêchait d'accorder de crédit aux mots du sorcier, et Magnus comprit que les Humains avaient encore beaucoup à apprendre. Cette pesante ambiance obligea l'empereur à raccourcir son séjour à la Colline.

Le principal était pourtant là, il avait obtenu sa réponse. Grand fut son étonnement d'apprendre que les Hommes avaient payé par le sang la violence des Invocateurs, autant, si ce n'est plus, que les Ombrescents. Cette nouvelle allait faire naître en lui une pensée qui ne le quitterait plus jamais, et dont il ne cesserait de se convaincre : son peuple comme celui de Pancratius n'étaient peut-être pas si différent que ça.

— Nous aurions bien des choses à leur enseigner, s'exclama le djinn après avoir quitté le promontoire. Politesse et respect feraient partie des premières leçons.

— Ils ont à apprendre, Deep, concéda Magnus. Comme je pense que nous aurions beaucoup à apprendre d'eux...

— Si vous me le permettez, monseigneur, les Humains sont des bêtes ambitieuses et orgueilleuses.

— Je réserve mon jugement à des temps plus propices.

— Plus propices ?

— Nous reviendrons, Deep, quand ce promontoire aura guéri de la violence qui le démange, et qu'un autre monarque se sera assis sur le trône. 



________________________________________________________________________________

1. Mémoires écrites, et non pas des cristaux de mémoire comme ceux de Magnus et ses proches.

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant