Part.I - 6.1 : Le désespoir invocateur

4 2 0
                                        

Après la Grande Guerre et la chasse perpétrée par les Arcanistes, on pensait le peuple Invocateur réduit à une telle misère qu'ils ne s'en relèveraient jamais. La menace qu'ils représentaient semblait définitivement éteinte et leçon avait été apprise : Magnus comme ses successeurs ne leur accorderaient ni privilège ni pitié.

Au lendemain de la chute de Lior et son armée, les Invocateurs restant se dispersèrent aux quatre coins de l'empire, voire au-delà. Terrifiés par l'inévitable répression qui allait suivre, certains, désespérés, s'aventurèrent même dans les Cendres où ils perdirent la vie. Ness-Terath en partie désertée, puis vidée de ses derniers habitants par la rage punitive des arcanistes, l'épisode paraissait clos.

Ça n'était pas le cas.

Il nous est difficile d'estimer les effectifs Invocateurs, notamment après la destruction des archives de la capitale humaine. On considère généralement que l'ultime soubresaut de la faction ne fut en réalité mené que par une poignée d'individus, une douzaine au maximum.

Pendant plus d'un siècle, les rares Invocateurs à ne pas croupir dans les geôles de la Citadelle tachèrent de survivre dans un monde, pas uniquement un domaine, qui leur était hostile.

L'empire et ses peuples réclamaient leur mort, aussi les humains prirent soin de se faire aussi discrets que possible. Pendant un siècle, il était courant d'entendre ici et là parler d'une famille d'invocateurs livrée aux autorités impériales quand elle n'était pas battue à mort par des ombrescents. Privés de leur foyer, haïs par les terres de Magnus, certains s'en allèrent dans les montagnes, au risque d'être dévorés par des Démons. D'autres, nous en avons déjà parlé, se risquèrent à rallier les Cendres, voire la Fosse, pour y proposer leurs services. Toujours en vain. Il y avait enfin ceux qui, animés par la flamme d'un ultime espoir, rêvaient de regagner le domaine de leurs ancêtres, la Surface. Là encore, mépris, insulte et violence les attendaient.

Telle fut l'existence invocatrice pendant plus de cent ans, jusqu'à ce que quelques vieillards revanchards et autres parents démunis ne décident de se rebeller.

Nous sommes alors à la fin du troisième siècle Luminariien.

Conscients de la toute-puissance de l'empereur-sorcier sur le trône, il apparaissait clair pour ces Invocateurs qu'ils n'entreprendraient rien de victorieux sans des soutiens extérieurs. Mais quelle aide pouvait-il bien espérer obtenir ?

Personne au sein de l'Ombrescence ne daignerait les écouter. Aucun des enfants de Phrone, en réalité. Il y avait dans le domaine, pourtant, des créatures vers lesquelles se tourner.

Ce petit groupe d'une douzaine d'individus, motivés par le désir de revanche et de vengeance, se dirigea vers les Bois Maudit. Long et périlleux fut leur périple jusqu'au repaire des Crieurs, car l'empire de Magnus était plus animé que celui de ses prédécesseurs. Les marchands, les troupes impériales, tous pratiquaient les nouvelles voies de communication quasi quotidiennement. Aussi l'itinéraire de ces Invocateurs fut des plus délicats.

Après avoir atteint le bois sans encombre, les humains purent partir à la recherche de ceux dont ils voulaient obtenir l'aide : les Nécromanciens. 

Nous n'épiloguerons pas sur cet épisode dont les détails nous échappent encore, seule la conclusion nous intéresse : depuis leur installation au Bois Maudit, les Nécromanciens se considèrent comme des habitants à part entière de l'empire, même s'ils n'en ont pas encore le statut¹. Magnus est leur empereur, et, par respect pour leur sang Magéien commun, ils permirent aux Invocateurs de fuir le Bois avant d'y être enterrés. Prenant leurs jambes à leur cou, les pitoyables héritiers du légendaire Lior partirent sans regarder derrière eux. Dans leur détresse, toutefois, ils trouvèrent une faible lueur d'espoir.

Aux limites du Bois, ils tombèrent sur un individu pieds et poings liés à un arbre. Un nécromancien. Visiblement condamné par les siens, ils virent en lui une opportunité à saisir.

L'individu se prénommait Krenth Evrart, et avait en effet été banni de sa communauté pour manipulation des morts. Dès qu'ils eurent connaissance des crimes du condamné, un plan limpide se dessina dans l'esprit des invocateurs. Un plan qui nécessita sept années de travail acharné.

En partance des plateaux accidentés situés au nord-ouest de la Citadelle, les Invocateurs s'engouffrèrent en bons spéléologues dans les profondes crevasses rocheuses. Dès qu'il ne leur fut plus possible de progresser, ils se mirent à creuser.

Sept années, donc, durant lesquelles ils se tuèrent à la tâche en formant un étroit tunnel à l'aide de leurs minions. Et il nous faut souligner que ces derniers n'avaient pas la carrure des bêtes de Lior et ses généraux. Ils étaient pour la plupart à l'image de leurs maîtres : faibles et peu menaçant. Il leur fallait donc une arme capable de faire frémir le plus grand sorcier de tous les temps.

Cette arme, justement, se trouvait enfermée dans les tréfonds du lac gelé.

Quand enfin ils atteignirent le bassin givré entourant la Citadelle, les Invocateurs se mirent à frapper la glace afin de s'y frayer un chemin. Quelques cadavres de leurs ancêtres se brisèrent sous les coups de leurs pioches, mais peu importait. La dépouille qu'ils recherchaient était unique et devait se trouver dans les tréfonds du lac. Après des semaines supplémentaires de labeur, ils touchaient enfin leur but.

Le cadavre de Lior.

Avec la plus grande délicatesse, ils libérèrent le légendaire maître de Ness-Terath du givre, puis l'extirpèrent par le tunnel. Ils le transportèrent ainsi à l'abri des regards jusqu'à leur mythique cité abandonnée, avant de le laisser aux soins du nécromancien Krenth. Les invocateurs, eux, se focalisèrent sur autre chose, une arme aussi puissante que Lior : le manuscrit qu'il conservait entre ses bras, le célèbre manuscrit de Manès.

Malheureusement pour eux, leur escapade dans les tunnels comme leur retour à Ness-Terath n'avaient pas échappé à l'archidémon Akuma et ses agents asuras.

Exaltés par l'assurance de prendre bientôt leur revanche, les Invocateurs parvinrent à convaincre une vingtaine de leurs semblables de les rejoindre dans la capitale de leurs aïeuls. En 295, alors que le macabre et contesté Krenth prenait enfin possession du cadavre de Lior, les nouvelles portes de bois de Ness-Terath volèrent en éclats.

Magnus, Akuma et ses Arcanistes déboulèrent avec fracas dans la cité en ruine, et ni le nécromancien, ni Lior, ni même le manuscrit de Manès ne put sauver les derniers fuyards de la répression impériale.

Ils furent tous tués, sans exception. Ness-Terath fut entièrement incendiée, réduite à une forteresse de pierres calcinées. L'empereur, après avoir quitté cette cité dans laquelle il ne pensait pas remettre les pieds, prit soin de compresser la glace du lac gelé afin de broyer toutes dépouilles qui s'y trouvait. Il revint à la Citadelle, une fois encore, conquérant. Cependant, il avait emporté avec lui une chose qui, plus tard, lui causerait bien des tourments.

Le manuscrit de Manès. 


________________________________________________________________________________

1. Les Occultistes furent, parmi les trois factions Magéiennes s'étant aventurées dans les Profondeurs, la première à repartir vers la Surface. Bien des décennies plus tard, alors que Monastyr venait d'être fondé, plusieurs groupes occultistes retournèrent dans le domaine de Phrone afin de parler de leur refuge aux Nécromanciens et aux Invocateurs. Rares furent ainsi les Nécromanciens à accepter de partir, car les Profondeurs, et plus précisément le Bois Maudit, leur paraissaient dès lors bien plus familier que le domaine des Humains que leurs ancêtres avaient fui et où eux n'avaient jamais mis les pieds. Ils étaient, à leurs yeux, des membres de l'empire.

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant