En dépit de tout ce qu'il voulait bien affirmer, les pensées de Vincere s'orientaient de plus en plus vers la Citadelle. Ne pouvait-il pas avouer le manque de son foyer ? Était-il galvanisé par un sentiment de haine et une soif de vengeance tels qu'il ne se contrôlait plus ? Ou bien, était-il envisageable que, au tréfond de son âme, une part du prince désirait revoir son père ?
Il était un sorcier qui sortait à peine de l'adolescence, un jeune adulte prêt à embrasser pleinement la destinée qu'on lui avait promise, celle qu'il attendait enfin de pouvoir réaliser. Pourtant, un inavouable élan de peur le tiraillait à cet instant¹. Mais si son cœur hurlait en direction du palais, sa raison l'éloignait de celui qui siégeait sur le trône. Tout du moins, jusqu'au jour où il sentit quelque chose progresser en direction de Magnus, quelque chose de vivant, et de plus puissant que toutes les créatures qu'il ait jamais rencontré.
Plus puissant encore que son père.
L'année 485 s'apprêtait à s'achever et un lourd dilemme tiraillait le prince déchu : devait-il, ou non, chercher à renouer contact avec le palais de son enfance ? Des semaines de débat intérieur trouvèrent leur réponse dans les paroles innocentes de Sohl :
"Si seulement tu pouvais y être sans vraiment y être..."
Évidemment, il avait envisagé cette option, mais la distance représentait un obstacle qu'il ne pensait pas pouvoir franchir. L'occasion était une nouvelle fois donnée au sorcier de mettre à l'épreuve ses talents. Jusqu'où pouvait-il transposer son esprit ? Pouvait-il tenir tête à la surveillance conjointe du Conseil des Arcanistes et de Guido ? Il était inconcevable de passer par le biais des proches de l'empereur : Yuki, ses archidémons, Ælisia, ... Ce serait donc un être sans importance qui aurait l'honneur de lui conférer ses yeux et ses oreilles. Le plus banal des serviteurs.
Il découvrit alors que son pouvoir ne souffrait d'aucune limite, et en violant l'esprit d'une cuisinière océanienne, Vincere fit son grand retour à la Citadelle. Il avait espéré mettre la main sur une créature plus proche des instances dirigeantes, un greffier peut-être, mais ça lui suffirait.
Il ne lui fallut que quelques jours pour prendre la mesure de l'émoi qui animait le palais : on commandait des quantités de nourritures affolantes, on entendait un orchestre djinn répéter les classiques ombrescents, on s'assurait qu'aucune particule de poussière ne se soit posée où que ce soit, ...
Vincere observait cette agitation sans parvenir à définir l'origine de celle-ci. Les réponses à ses questions arrivèrent le jour tant attendu.
Étonnamment conviée à la cérémonie, comme l'ensemble des serviteurs de la Citadelle, l'océanienne manipulée par le lointain prince ne cachait pas son appréhension. Tout le monde, en réalité, semblait au comble du stress. Apprêté de sa plus belle tenue, chaque membre du personnel de l'empereur se tenait dans la cour d'honneur en deux rangées qui se faisaient face. Les arcanistes demeurèrent au sommet de l'escalier, près de la porte principale, quand les archidémons sortirent en direction du lac, escortant Magnus. Le temps d'une micro-seconde, Vincere jura que son père adressa à l'océanienne qu'il envoutait un regard noir, sans pour autant réagir. Ce regard lui était adressé, évidemment. Il savait.
Le souverain affichait une allure sévère, charismatique, puissante, comme si le départ de son fils l'avait condamné à la gravité. Sa présence n'inspirait pourtant que fascination dans les yeux de ses serviteurs, et ça donnait la nausée à Vincere. Et soudain, de la foule amassée s'élevèrent des clameurs de surprise et d'enthousiasme.
Traversant le lac gelé, deux créatures approchaient du palais pour la plus grande joie collective. La première était humaine. "Une autre", pesta intérieurement le prince. Il ne lui prêta que peu d'attention, car lorsque son regard se porta sur la seconde arrivante, il ne put contenir l'air ahuri de son bonheur affiché.
C'était une bête singulière, volumineuse, un serpent au buste tapissé d'une fine fourrure noire qui se prolongeait sur ses bras, et ses mains crochues. Elle était dotée d'une paire d'ailes recroquevillée sur son dos, et de deux cornes. Ce qu'il voyait-là correspondait aux innombrables descriptions qu'on lui avait faites, aux gravures qu'il avait consultées dans la bibliothèque du palais. Il n'avait aucun doute de ce qu'était cet être et, malgré lui, l'émotion submergea l'océanienne tout autant que le sorcier, alors à des dizaines de kilomètres.
La Reine-Mère des Chimères lui apparaissait. Nímaira la mythique.
La foule se mit aussi à applaudir et à acclamer la chimère. Les archidémons, les arcanistes, Yuki, Ælisia, tout le monde souriait de joie face à cette rencontre historique. Magnus s'en alla à sa rencontre. Il s'inclina avec respect, ce qui ne manqua pas d'amuser l'Être Originel, puis Nímaira et lui échangèrent quelques paroles amicales.
Un immense festin eut lieu pour célébrer la venue de la Reine-Mère, mais Vincere n'ayant pas choisi la plus appropriée des servantes, il manqua la plupart des conversations et ne chercha pas à immiscer son esprit dans une autre créature. La discrétion prévalait toujours. Il ne put que capter un brin d'échange entre Ælisia, Yuki, et l'humaine qui accompagnait Nímaira.
— Frontiere ? Il est rare de voir des femmes bâtisseuses, s'exclama la divinatrice.
— Il y en a pourtant, rétorqua la mystérieuse femme aux longs cheveux blancs.
— J'imaginais les bâtisseurs plus... disons, robustes, lâcha l'épéiste. Sans vouloir vous offenser.
Ce fut à cet instant que Vincere croisa une nouvelle fois le regard de son père. Magnus, après s'être excusé auprès de son hôte, se leva brusquement de son fauteuil, puis marcha d'un pas contrarié en direction de l'océanienne. Le prince relâcha aussitôt son emprise sur la cuisinière, et retrouva ses montagnes égarées du Sud.
— Alors ? s'exclama Samaël, assis à côté de lui.
— Alors j'ai vu la plus belle des créatures...
— Pourquoi être parti dans ce cas ?
— Magnus... Tant qu'il sera au palais, je ne pourrais pas y retourner.
— En es-tu sûr ? demanda le possédé.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que tu as beau être devenu un sorcier admirable et extrêmement talentueux, Magnus demeure Magnus. Il est la plus puissante de toutes les créatures de l'empire. Rappelle-toi Lior en son temps. Il a donné l'opportunité à ses adversaires d'éviter la confrontation.
— Je ne vois pas où tu veux en venir.
— Je veux dire que ton esprit ne peut pas s'empêcher de regarder en direction de la Citadelle. Il ne peut pas arrêter de penser à... lui. Avant que tu n'entreprennes tes grands desseins, avant que tu ne t'opposes ouvertement à lui, peut-être devrais-tu lui parler. Une toute dernière fois.
________________________________________________________________________________
1. Rappelons la célèbre publication de l'empereur-dieu Ezéchiel dans laquelle, en étudiant l'itinéraire suivi par le prince au cours de son exil, il démontre le rapprochement progressif et continu du prince vers la Citadelle.
VOUS LISEZ
La Colline - Le Mythe des Deux Sorciers
FantasyDes siècles avant les événements relatés dans la saga "La Colline", un jeune sorcier avait révolutionné les Profondeurs, tout comme son fils allait le faire après lui. Le Mythe des Deux Sorciers est une double biographie consacrée aux vies de Magnus...