Part.III - 2.1 : Famille

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De nouvelles années durant, le prince tourna le dos au palais et à l'empereur qui y trônait. Jamais plus il ne le considérerait. Et surtout, jamais plus il ne l'appellerait père. Orphelin, sa seule famille était celle qu'il avait choisi : son unique ami, et l'enfant qu'il avait recueilli. Avec Samaël et Sohl, Vincere profita d'une vie modeste, parfois âpre, mais heureuse.

Après son départ, il ne fallut que peu de temps au jeune sorcier pour retrouver le possédé et le garçon qu'il lui avait confié. Ensemble, ils s'en allèrent loin, très loin dans les plaines du sud-est, là où les colonies asuras se déclarent indépendantes. Là-bas, dans ces territoires où l'influence de Magnus ne prenait pas, peut-être le prince trouverait-il une once de cette paix qu'on lui refusait tant.

Au cours de ces premiers mois d'errance, Sohl se montra des plus silencieux. Une vie de misère lui avait imposé cette quiétude, une leçon qu'il avait apprise dans le cœur même de l'Ombrescence. Le bambin était ainsi transporté dans un linge, accolé à la poitrine de Vincere, avant qu'il n'apprenne très vite à marcher au fil des ans. Celui qui devrait inquiéter le prince, c'était bien plus Samaël.

L'existence de l'ancien précepteur avait pris un violent virage depuis que l'âme d'un faucheur avait été implanté dans son corps. Et pas n'importe quel faucheur, un Lieutenant, l'un des quatre gouverneurs de la Fosse. Il avait fallu des semaines, des mois même à Vincere pour se remettre de ce qu'il avait vécu dans les geôles de la Citadelle. Ce fut ainsi très tardivement qu'il réalisa la transformation psychologique de celui que, des décennies plus tôt, il nommait "maître".

Le grand et charmant possédé à la barbe aussi fournie que sa chevelure avait de même perdu de sa superbe. Nombreux étaient déjà ses poils à être tombés, libérant un crâne honteusement chauve, un menton des plus sévères, une peau plus pâle. La conversation se faisait aussi plus compliquée. Samaël se refermait peu à peu sur lui-même. Vincere, qui s'était focalisé avant tout sur l'enfant invocateur qui grandissait, n'y avait pas vraiment prêté attention. Un jour pourtant, ressentant l'éloignement du possédé, il parla avec franchise. Ce jour-là, le sorcier se confronta à la réalité de l'existence possédé :

— Ce qu'il m'arrive ? gronda Samaël. Comment te décrire ce qu'il m'arrive... Je vis avec un autre, une créature plus noire que toutes celles que j'ai pu rencontrer, un être démoniaque dont les pensées s'imposent aux miennes. Ce qu'il m'arrive, c'est que depuis notre départ de la Fosse, je n'ai pas passé une seule seconde sans concentrer tous mes efforts pour ne pas laisser l'opportunité à cet hôte de prendre le dessus sur moi... car seul Phrone sait ce qu'il vous ferait subir. Surtout à toi, Vincere... Ton nom... Il grommelle ton nom, constamment. Il veut te tuer, dans des conditions que je refuse de te décrire. Ce qu'il pense, je le vois. Ce qu'il désire, je le ressens. Et chaque jour il devient un peu plus fort.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ? demanda le prince.

— Il n'y a rien que tu puisses faire, ni défaire...

La culpabilité de Vincere d'avoir implanté l'âme du faucheur dans le corps de son ami ne cessa de croître au cours de leur séjour ensemble. Le possédé jouissait pourtant de toute la sympathie, et même de l'amour, du jeune Sohl. Sans doute l'humain l'aida-t-il à contenir les poussées de rage du Lieutenant en lui.

Un temps le sorcier prit en charge l'éducation de l'invocateur, mais très tôt Samaël revêtit son rôle de précepteur auprès du garçon qui grandissait à une vitesse folle. La seule présence de ce dernier parvenait à apaiser les crises de son maître et Vincere profita de leurs séances d'apprentissage pour réfléchir à ses projets. Une vie d'errance tout les trois serait-elle si désagréable ? Une part de lui était las de la politique, de l'Ombrescence, des Humains, de la Colline, ... Cette vie de défiance l'exténuait. Mais il n'était pas prêt à renoncer aux gloires qu'on lui avait jadis promises. Quoi qu'il faisait, son regard, et surtout son esprit, se tournaient sans cesse en direction de la Citadelle.

Vincere avait l'étrange impression que son départ du palais impérial coïnciderait avec des événements majeurs du règne de son père. Il ressentait le pouvoir de Magnus grandir toujours plus, repousser les frontières. Il percevait aussi de nouvelles forces qui se mettaient en marche, et la plupart d'entre elles étaient sombres. Très sombres. Ces acteurs qui comptaient se battre pour s'emparer du destin du monde, Vincere ne pouvait les laisser impunément agir sans son consentement. Dans les hautes montagnes du Sud, le prince se fit la promesse de très bientôt reprendre en main les rênes de l'empire, des Profondeurs, et plus globalement des trois domaines. Il devait pour cela régler ses problèmes les plus proches.

La chance, ou la malchance, voulut que ce vœu qu'il se formula à lui-même tomba le même jour où une violente crise de démence emporta Samaël dans les extrêmes.

Vincere se hâta de rejoindre la grotte où il avait laissé ses compagnons, et d'où résonnaient les hurlements terrifiés de Sohl. Dès que l'enfant retrouva le sorcier, il se précipita dans ses bras. Alors le prince découvrit un possédé qu'il ne connaissait pas encore. Les marques sur les bras de Samaël luisaient dans les ténèbres de la cavité. Assis par terre, tête baissée, il s'exprima d'une voix qui n'était pas la sienne :

— "Tu arrives trop tard, misérable avorton".

Le timbre était caverneux, rauque, cauchemardesque.

— Libère-le ! ordonna Vincere.

— "Ce n'est qu'une question de secondes avant que je ne finisse de balayer la volonté de ton chien de garde. Alors je t'écraserai. Puis je ferai subir le même sort à l'humain".

— Pourquoi ne te résous-tu pas à coopérer avec Samaël ? Dans ton état, c'est la meilleure chose qui puisse encore t'arriver.

— "La meilleure chose qui puisse m'arriver, maintenant, c'est de te faire payer ton affront, puis celui de ton copain possédé. Ma volonté est puissante et la sienne trop faible. Je vais le piétiner, lui et son corps, le transformer comme Manès jadis tourmenta Nergal. Tu regretteras très vite d'avoir confié mon âme à cette enveloppe..."

Animé comme un pantin, Samaël se redressa avec difficulté alors qu'une silhouette encapuchée apparaissait derrière lui, comme émanant de son dos. Sans attendre, Vincere repoussa Sohl hors de la grotte et se jeta sur son ancien précepteur. Plaquant une main sur le visage torturé et une autre sur la poitrine du possédé, il assembla tout le savoir qu'il avait acquis et imposa un sceau sur la peau blanchâtre de Samaël. Les marques dorées s'évanouirent dans l'ombre, comme les traits du faucheur, et le colosse s'effondra au sol, endormi.

Traumatisé, Sohl rentra avec hésitation dans la grotte sans détacher son regard du corps massif du possédé.

— C'est terminé, ne t'en fais pas, lui assura le sorcier.

— Ne me laisse plus jamais avec lui, répondit le garçon.

— Ne t'en fais pas. Je pense qu'il est temps pour toi d'apprendre à te défendre toi-même.

Vincere leva soudain sa main dans le vide, et façonna un étrange portail dans les airs. Son bras plongea dedans, et y resortit bientôt un ouvrage aussi épais que vieux.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda l'invocateur.

— Un cadeau.

Et c'est ainsi que Vincere offrit à Sohl le manuscrit légendaire qui appartenait autrefois à Manès. Pour le prince déchu, il ne faisait aucun doute que le jeune invocateur incarnerait la vengeance de son peuple. 

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant