Part.II - 2.2 : La sollicitude de la dyade

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Ce différend l'ayant quelque peu éloigné de son père, le prince se tourna logiquement vers la personne qu'il considérait presque comme son/ses seul(s) "ami(s)".

Comme pour tout possédé, les premières années de cohabitation avaient été délicates tant pour Abaddon que pour Maelströ. Ils avaient appris à se connaître, à découvrir en profondeur les us et coutumes du peuple de l'un et de l'autre, pour devenir l'image même de la dyade parfaite vers laquelle rêvent de tendre tous les Possédés.

Ancien garde d'élite, Maelströ s'illustrait par un caractère qui se rapprochait davantage de celui d'Akuma que des autres archidémons. L'océanien représentait ainsi le conseiller de Magnus pour lequel l'asura avait le plus de considération. Bien qu'ils jouissaient d'une union de très haute qualité, Abaddon et Maelströ avaient pris l'habitude de s'accorder des moments privés¹ de manière hebdomadaire. Il était ainsi récurrent de voir le corps d'Abaddon recouvert de l'épiderme vaporeuse de Maelströ sillonner les corridors de la Citadelle, aux côtés d'Akuma notamment, encore une fois. Après tout, si l'asura était le premier responsable de l'armée impériale et des soldats terrestres, Maelströ demeurait le plus haut dignitaire des forces militaires océaniennes².

De la même manière que les autres archidémons, Abaddon se chargeait des affaires liées à son peuple. Certaines difficultés inhérentes aux Possédés lui rendaient toutefois la tâche complexe. De par leur nomadisme, il était compliqué d'établir et, surtout, maintenir un contact avec les innombrables groupes possédés qui voyageaient dans l'empire. C'est pourquoi Abaddon s'intéressa de près aux dossiers propres à la mise en place de nouvelles voies de communication plus sûres. Longtemps, il chercha un moyen d'apporter sa pierre à l'édifice, comme les autres conseillers impériaux le faisaient si bien. Ce fut grâce à Maelströ, dont l'enthousiasme allait le contaminer, qu'Abaddon se lança dans la plus grande entreprise de son mandat : la révolution du mode électoral des représentants possédés au sein de l'Ombrescence³. Et si ce chantier l'occupa pendant plus d'un siècle, la rencontre de son épouse et la grossesse de cette dernière allaient le rapprocher de manière significative du prince Vincere. 

Vincere grandissant, l'empereur reprenait peu à peu ses obligations et préférait consacrer son temps à l'administration de l'empire plutôt qu'à son fils. C'était en tous cas ce que pensait le prince. L'indisponibilité de Magnus comme celle de ses conseillers conforta bien vite le jeune sorcier dans son sentiment de solitude. Abaddon et Maelströ allaient pourtant démontrer leur souci du bien-être de l'héritier du trône.

Certains ont pu voir en cette démarche celle de créatures avisées qui, déjà en ces temps, auraient pu percevoir les dangereuses dérives du mode de pensée dont leur avait fait part le prince. D'autres ont affirmé que leur geste reflétait tout bonnement leurs louables sentiments et leurs scrupules à laisser l'enfant ainsi de côté. La vérité se trouve en réalité entre les deux.

Magnus craignait en effet que l'avis plus que tranché de son fils quant aux Humains finisse par évoluer vers une haine outrancière. Étant donné les projets qu'il avait à l'esprit, notamment avec la Colline, cela finirait tôt ou tard par mener vers une confrontation frontale. Aussi, le Grand, conscient du rapprochement entre l'enfant et l'archidémon possédé, s'était tourné vers ce dernier pour tâter le terrain et lui faire entendre raison.

Abaddon avait accepté, parce que son empereur le lui avait ordonné, bien-sûr, mais aussi parce qu'il appréciait sincèrement le prince. Surtout, c'était parce que l'archidémon était sur le point de devenir père à son tour. Vincere représentait ainsi une première expérience paternelle qu'il prenait très à cœur. Tout comme la reprise en main du prince.

Voici la retranscription parlante de l'une de leurs nombreuses conversations de 381 et 382 :

— Le vivre ensemble est le noyau-même de la politique impériale menée par votre père, et c'est là la volonté de votre peuple. Les stigmates de la Grand Guerre ne s'effaceront pas ainsi, et nous devons demeurer unis. Avant d'être enrôlé à la Citadelle, je n'avais aucune idée de ce qu'était concrètement un océanien, et ma première rencontre avec ce peuple ne m'a pas laissé un souvenir impérissable...

— "Nous pouvons nous montrer froids au premier abord", concéda l'âme de Maelströ. "Nous vivions repliés sur nous-même avant l'avènement de Magnus, comme les six autres peuples de l'Ombre. Et nous avions des préjugés sur chacun d'eux... dont les Possédés."

— Ça ne nous a pas empêchés de nous réunir au sein de mon corps, conclut Abaddon. Un possédé et un océanien, qui œuvrent dans l'exacte même direction. Il y a encore peu temps, à l'époque de Nergal, je n'y aurai pas cru.

— Au sein de l'Ombrescence, ça me semble évident, répliqua Vincere. En ce qui concerne les Humains, c'est différent.

— "En quoi est-ce différent ?"

— Ils sont, des douze espèces, l'unique à faire la guerre, dit le prince.

— Tu oublies les Dragons, rectifia Abaddon.

— Un dragon, un seul dragon a défié les Cieux et la Surface, dit le sorcier. Et ça reste une légende... En plus, il serait mort depuis très longtemps.

— "Un dragon sur cinq, ça représente toujours plus que les invocateurs en comparaison du reste de leurs semblables".

— Pas d'accord, contesta Vincere. Un renégat n'égale pas des centaines. Il faut mater les Hommes. Sinon, tôt ou tard, ce seront eux qui le feront.

— Vous parlez d'eux comme si vous les connaissiez... débuta Abaddon.

— Je les connais... Oui, je les connais bien assez. Mon père me parle d'eux constamment depuis ma naissance. Vous saviez qu'aucun empereur n'a jamais rédigé de thèse autre que sur les Profondeurs avant lui ? Je ne comprendrais jamais d'où lui vient sa fascination pour ces êtres belliqueux...

— "Allons, prince. Ce ne sont là que les mots d'un fils contrarié de son désaccord avec son père", tenta d'ironiser Maelströ.

Le regard vague perdu dans les ténèbres dehors, Vincere ne répondit pas. L'océanien comme le possédé sentirent alors qu'un mal plus profond le rongeait, une haine exagérée pour un peuple qu'il ne connaissait pourtant pas.

Le sujet des Hommes deviendrait rapidement un débat récurrent auquel s'adonneraient Abaddon et Maelströ avec le prince, et si le jeune sorcier leur avait paru borné et ignorant, il allait peu à peu forgé un argumentaire plus solide avec un savoir qui ne cessa de s'aiguiser. Bientôt, l'archidémon dut confier à Magnus son échec, car ce qui était d'abord apparu comme une simple idée s'était changé en dangereuse obsession. 



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1. Le possédé, premier propriétaire du corps dans lequel sont enfermées les deux âmes, peut, de la même façon que l'esprit auquel il est lié, exercer ou confier un contrôle total de son enveloppe corporelle. Au cours de ces instants privilégiés, l'esprit qui accepte de s'incliner ne peut intervenir de quelconque façon face à l'autre, mais elle ne peut aussi ni voir ni entendre. Ainsi, il y eut des événements où Maelströ manipulait entièrement le corps partagé avec Abaddon sans que celui-ci ne soit au courant de ce qu'il faisait. Aux yeux des Possédés, il s'agit-là de la plus grande preuve de confiance au sein d'une dyade.

2. Encouragé par les idées novatrices de Magnus, Maelströ révolutionna particulièrement ce que certains Humains ont parfois pu appeler les "services secrets ombrescents" en créant les premiers services de renseignement. Les océaniens, bien plus que les asuras, témoignèrent d'immenses talents dans le domaine de la collecte d'informations.

3. Les représentants de l'Ombrescence sont nommés différemment selon les peuples auxquels ils appartiennent. Dans le cas des Possédés, comme pour les Sorciers, se furent longtemps les plus anciennes et puissantes familles qui jouirent de ces privilèges. Abaddon tâcha d'attiser la flamme civique de ses concitoyens afin de mettre en place un système d'élection à plusieurs candidats afin que les revendications des couches les plus basses soient exprimées au plus haut du gouvernement.

La Colline - Le Mythe des Deux SorciersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant