Septième fragment : Elise

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XII- Trois petits chats

Ils étaient trois. Deux garçons, une fille. A l'heure où les adultes travaillaient aux champs, ignorant les cloches de l'école, ils avaient gravi la colline au nord de Berbridge, par delà les jardins de l'Académie. Il faisait beau et chaud ce jour-là, et les trois enfants voulaient se rafraîchir.

Ils étaient trois. L'un était souvent morose. Le deuxième est toujours joyeux. La troisième s'étonnait de tout.

Ils étaient trois. Aucun d'entre eux ne savait nager.

On retrouva au bord de la rivière trois paires de petites chaussures.


XIII- Réveil

Mon cœur s'est emballé dans mon sommeil et les palpitations m'ont réveillés. Il me faut quelques minutes pour me repérer dans l'obscurité de la chambre. Je me redresse, les sens en alerte. Mes pieds et mes mains sont glacés et lorsque je respire, de la buée s'échappe de mes lèvres gercées. Je grimace et sort du lit en serrant ma chemise de nuit contre moi. Je suis tentée de me glisser dans le lit de Naël, mais nous ne sommes plus à Clerserrat, encore moins au manoir des Lecendre. A taton, je récupère mes lunettes sur la table de nuit avant de quitter ma couche.

La sensation de mes pieds nus sur le parquet me réveille un peu plus. Sans faire de bruit, je quitte la chambre en prenant soin de refermer la porte derrière moi.

La pension est complètement silencieuse. A part nous, j'ai pu voir quatre autres chambres, dont une autre occupée par un élève de l'Académie au vu des bagages entreposés devant la porte quand nous sommes arrivés. Elles sont toutes silencieuses à présent. La lune éclaire le couloir, et j'essaie d'estimer l'heure qu'il est, sans succès. Il faudra que je sois plus concentrée durant les heures de cours sur les cycles et influences du satellite.

Je descends l'escalier qui mène à la réception et la salle à manger. Ce qui m'a attiré jusque là se fait de plus en plus présent, et je sens une boule se coincer dans ma gorge. J'ai peur d'espérer quelque chose qui n'arrivera pas. Et pourtant, je connais cette sensation, même si je n'ai pas la chance de la ressentir souvent. Mon souffle ralentit alors que je passe la porte de la salle à manger. Un tremblement agite mes lèvres, mais j'en ai à peine conscience.

Ils sont là. Trois présences, à peine remarquables, qui parcourent la pièce. Ils sont si petits, si jeunes que je ne perçois pas leur forme, simplement une vague luminosité, des petits feux follets qui ne se fixent nulle part.

S'ils m'ont remarqué, ils ne le montrent pas.

Il existe plusieurs sortes de morts. La plupart se contentent de décéder sans faire de mal, ne laissant derrière eux qu'un corps froid et silencieux. Il arrive qu'on puisse les contacter dans l'au-delà. Plus difficilement. Où qu'ils soient, ils sont rarement ravis d'être dérangés.

Celles et ceux dont les regrets rendent le départ difficile. Leur présence est souvent forte et marquée. Ils peuvent presque interagir à loisir avec le monde vivant.

Il y a aussi ceux qui se sont égarés. Souvent les êtres qui n'ont pas eu le temps de comprendre qu'ils étaient en train de mourir. Accident brutal, inattendu. Ou bien les enfants, trop jeunes pour comprendre réellement le principe même de la mort.

Vu leur taille et leur consistance, je pencherais pour cette hypothèse. Ça et la photo sur le comptoir de l'hôtel. Je ne suis pas une Clairvoyante, mais j'ai une intuition assez correcte.

Une famille posant fièrement devant une pension fraîchement ouverte. Parmi eux, une petite fille aux boucles dorées que j'ai immédiatement identifié comme Marigold, la tenancière. Sa moue boudeuse n'a pas changé, malgré les décennies. A côté d'elle, trois enfants, deux garçons et une fille, plus jeunes, semblables comme trois gouttes d'eau. Des boucles dorées également. Cousins, fratrie, je ne sais pas, mais le lien du sang paraît évident.

C'est pas beau de se mêler des affaires des autres, Elise.

Je grimace alors qu'une des boules lumineuses se rapproche de moi. La voix qui a résonné dans mon esprit est celle d'un petit garçon moqueur. Je ne me démonte pas et croise les bras. Ce n'est pas parce que ce sont les premiers vrais morts que je rencontre depuis l'oncle Barnabé que je dois laisser la situation me submerger. En plus, on m'a toujours dit de me méfier des enfants, surtout ceux qui n'ont pas conscience de la portée de leurs actes.

-A ce stade là, c'est plutôt à moi de vous dire ça. Vous n'avez pas beaucoup essayé de me cacher de votre présence.

C'est la première fois qu'une communiquante vient à la pension. C'est marrant de donner froid aux pieds des gens, mais c'est un peu frustrant de ne pas se faire voir.

La deuxième voix est celle d'une fille. Sa curiosité se manifeste alors que je la sens me tourner autour.

-Pourquoi n'êtes vous pas partis ?

Je cherche mes mots. Je ne voudrais pas les vexer. Même les esprits mineurs peuvent s'avérer relativement dangereux quand on les contrarie.

Pour aller où ? Reprend la première voix, joyeuse. On peut tout explorer, tout voir ! Et en plus on est tous les trois.

Je grimace, peu convaincue que le troisième esprit qui reste en retrait et nous observe sans entrain soit tout à fait d'accord. Même si ça ne me regarde pas. Tant qu'il n'y a pas de danger, nul besoin de faire intervenir qui que ce soit. Vu l'âge de Marigold, ses petits parents doivent être là depuis un bon moment.

-Très bien. Mais faîtes moi le plaisir de ne pas vous immiscer dans mes rêves ou dans ma chambre. J'ai le sommeil assez léger comme ça. Faîtes moins de bruit.

T'es vraiment pas sympa Elise, tu veux pas jouer avec nous plutôt ?

Laisse la, c'est une adulte. Elle doit étudier à l'Académie.

C'est la première fois que le troisième esprit s'exprime. Sa voix est plus posée, presque adolescente. Pleine de regrets.

Bon. Mais c'est pas parce qu'elle est vieille qu'elle n'a pas le droit de jouer avec nous.

Je les laisse débattre et m'éclipse discrètement. Au fur et à mesure que je grimpe les étages, je sens la chaleur se répandre en moi. J'étais glacée, mais tellement absorbée que ça ne m'a pas dérangé. Malgré l'étrangeté de la situation, je souris.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant