66ème fragment : Hyacinthe

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CVII- Le goût du sel

-Il a raison Elise, Il faut que vous arrêtiez!

-Hors de question, nous touchons au but!

-Mais c'est trop tard Elise! Mulberry a raison, elle est trop imprévisible!

-On le savait ça! Pourquoi tu changes d'avis maintenant?!

La violence de ma voix la fait reculer, et sa main quitte mon bras. Du coin de l'œil je vois Mulberry parler à nouveau, et la frustration m'envahit. Il a tort, nous étions en train de réussir. Je comprends que c'est Naël qui l'a mis au courant, et la rage me serre la gorge. Ils ne comprennent pas. Ils ne savent pas, ne sauront jamais, ne peuvent pas...

William rompt le cercle. Je le sens dans mes veines à l'instant même où son corps rompt le contact. Je tremble de manière incontrôlée. Les autres s'effondrent. Hyacinthe crie, mais son cri est couvert par celui, plus violent, plus strident de la Source qui hurle sa frustration en écho à la mienne. Mon corps se tend, je sens les tentacules de lumières me frôler. Pas agressives, curieuses. Elles attendent ma décision. Je le sens.

Des trois héritiers qui l'ont réveillés, je suis la dernière. Je peux encore la libérer. La jubilation m'assaille.

-Ne fais pas ça.

Je me tourne vers Mulberry. Il a fait le tour de la pièce pour se rapprocher de moi. Il est dans un état déplorable, alors même que je ne me suis jamais senti aussi bien. Je le trouve presque ridicule, à l'image de sa moustache de bellâtre complètement décoiffée.

-Vous êtes un menteur, un manipulateur comme ceux avant vous. Votre but n'est que de servir les intérêts du ministère, sans penser aux conséquences que ça a pour les autres.

-Ce sont tes mots, où ceux de Field?

Je grimace, touchée.

-Elise, murmure t-il, radouci. Je sais que ta situation est difficile. Je sais que tu as vécu des choses compliquées ces derniers temps, et que pouvoir amadouer la mort te semble séduisant. Mais la source te détruira. Elle fera de toi son esclave.

-Qu'en savez-vous?

Je lui crie au visage. Des larmes embuent mes lunettes. Il a raison, c'est ce que me souffle ma conscience. Mais le reconnaître est trop effrayant, pas après tout ça.

-Personne n'est fait pour manipuler une telle source de pouvoir. Et personne ne devrait manipuler la mort. Invoquer et vivre avec les esprits n'est pas s'arroger un quelconque pouvoir divin. Ca, personne ne le mérite.

Je me tourne vers Hyacinthe. Elle sourit, tristement, doucement, comme à son habitude. Déjà, ses traits sont moins nets, sa peau moins éclatante et ses yeux moins naturels.

-Elle ne méritait pas de mourir.

Mulberry s'avance vers moi. La source se tend, impuissante. Je la sens se débattre. Elle attend que le crache la fin du rituel, que je conclue enfin sa libération.

-Accordez-vous la paix. Toutes les deux. Toi aussi Hyacinthe. Tu as déjà trop vécu ici.

-Je ne peux pas partir. Pas tant que la Source...

Il sort un petit coffret et le lui présente. Le bruit de l'ouverture me fait frissonner.

-C'est impossible, murmure-t-elle, mon corps...

-N'était pas si bien caché que ça, sourit Mulberry. Vous auriez pu le trouver vous-même. Mais je comprends que la perspective de rester un peu plus parmi les vivants vous ait séduit. Cela vous aura fait temporairement oublier qu'il suffit d'un petit bout d'auriculaire pour libérer une âme attachée au mauvais endroit. Maintenant vous avez une autre option. Vous n'êtes plus dans cette espèce d'entre-deux. Vous ne serez plus le cadenas. Ce rôle qu'on vous a forcé à endosser en cachant votre corps et en gardant le secret depuis toutes ces années. C'est finalement presque une bénédiction que les héritiers des trois de Berbridge se soient retrouvés au même moment.

Elle ferme les yeux, sa cage thoracique se soulève comme si elle prenait une grande inspiration.

Elle me regarde à nouveau.

-Je vais partir.

Mon monde s'effondre quand elle prononce ces trois mots. Je secoue la tête, le cœur au bord des lèvres.

-Non. Je vais terminer le rituel et...

Elle pose ses mains sur mes joues pour me forcer à la regarder. Elles sont glacées, mais leur contact me fait frémir de bonheur. J'aimerais pouvoir la toucher encore, mais elle secoue la tête.

-Non Elise. J'ai fait mon temps ici. J'ai vécu la vie que je voulais. Bien que normée, je me suis fait des amis à l'Académie, et j'y ai vécu de belles années. Quand mon père a commencé à s'intéresser à la Source et s'allier à Paul et les autres, je pensais que ce serait une opportunité pour nous tous. Qu'il n'y aurait bientôt plus cette barrière entre ceux qui pratiquent les Sciences Noires et les Autres. Que mon père pourrait porter son projet plus haut, que le ministère le respecterait.

Mais nous avons échoué. La source m'a blessée. Je n'aurais pas dû assister au rituel, mais je pensais, je croyais que j'en serais capable. Mon corps ne l'a pas supporté, tout comme celui d'Elena, Marcus et Paul. Ils se sont évanouis. J'agonisais. Mon corps était comme en feu.

Quand mon père m'a trouvé, il a fait la seule chose qui lui paraissait logique. Il s'est servi de mon dernier souffle et les professeurs de l'époque ont endormi la source. Mais ça n'a pas suffi. Je suis restée là, dans un état d'entre-deux. Comme elle. Pour qu'elle se rendorme...

-Tu dois partir, je complète dans un souffle.

Je le comprends. Je ne l'accepte pas. Mon corps tout entier se révolte à cette pensée. Je ne sais plus si c'est moi ou la Source qui s'exprime à travers mes larmes. J'avais oublié le goût du sel.

Mulberry me tend le coffret.

A l'intérieur, un os, si petit que je ne l'identifie pas tout de suite, malgré mes nombreux cours d'anatomie.

C'est la deuxième phalange du petit doigt. Le doigt des promesses et du lien. Hyacinthe hoche la tête, lache mon visage. Je prends sa phalange minuscule. Elle a l'air dure et solide à la fois. Pourtant, quand je la brise en deux, je ne sens aucune résistance

Autour de moi, les fissures et les rais de lumières refluent. Les bruits dans ma tête se calment, je sens une grande lassitude m'envahir.

Hyacinthe me sourit, me fait un petit signe de la main. Ce geste dérisoire nous fait rire toutes les deux, nerveusement sans doute. Je n'ai pas le temps de lui faire un grand discours. Je laisse Mulberry réciter une autre formule, différente de celle que j'avais en tête. Je crois qu'il a peur que je change d'avis. Moi-même j'hésite. Je regarde Hyacinthe une dernière fois, essaie de lui communiquer mes sentiments à travers le regard que j'ai pour elle. Elle sourit. Elle comprend.

Hyacinthe disparaît.

Il flotte dans l'air comme une odeur de fleurs séchées.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant