Treizième fragment : Elise

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XIX- Au bord du ruisseau

Après le dîner sommaire que nous avons pris dans la salle commune de la pension, j'ai quitté Naël pour marcher un peu dans le bourg de Berbridge. A cette heure, la plupart des gens sont en train de dîner ou de se rassembler en famille après une dure journée de travail. Les étudiants qui occupent des pensions ou des chambres d'hôtes sont occupés à étudier. C'est d'ailleurs ce que je ferais en temps normal.

Cependant, après une journée entourée de monde, je ressens le besoin de m'isoler, et surtout de prendre l'air. Ce n'est pas que je n'aime pas les vieilles pierres, mais la nature a un côté plus apaisant, et ce n'est pas l'herbe malade de l'académie et ses arbres rachitiques qui vont me procurer la paix de l'esprit.

Avant de partir, j'ai pris une lampe de poche pour le cas où je m'éloignerais des sentiers éclairés par les lampadaires. J'ai une petite idée de l'endroit où je me rends, même si je n'en ai rien dit à Naël. Il était de toute façon bien trop occupé à essayer de remettre en route la vieille radio poussiéreuse qui trainait dans une des armoires de la chambre.

Je m'éloigne par le côté ouest de la ville, à l'opposé de la route qui rejoint la nationale puis la civilisation. Je vais vers la forêt où les pins, les mélèzes et les sapins atteignent des hauteurs impressionnantes, et ce dès l'entrée des bois.

Seuls mes pas résonnent sur les tapis d'aiguilles. Elles sont étonnamment sèches alors que l'air est très humide. A bien y regarder; il en va de même pour les arbres. On se croirait en plein été.

Décidant de passer outre cette curiosité météorologique, je ne passe pas par le chemin de randonnée qui s'en va vers les falaises et laisse mon intuition me guider.

Bientôt, j'entends le bruit d'un écoulement d'eau, assez puissant pour que je le suive à l'oreille. Il me faut passer par des sentiers impraticables et accrocher mon collant sur quelques ronces belliqueuses avant de déboucher au bord d'un fleuve. Ses flots bouillonnent et l'écume qui se forme sur le bord me fait comprendre assez vite que ce n'est pas un endroit où il fait bon se baigner.

J'en remonte le fil, la main serrée sur la bandoulière de mon sac, ma lampe allumée dans l'autre. Le jour s'est couché pendant que je rejoignais mon objectif, et il fait presque nuit noir. J'ignore si la forêt abrite des bêtes sauvages, mais je ne compte pas rester assez longtemps pour le vérifier.

Alors que la marche m'avait réchauffée, un courant d'air froid me parcourt, et je sens le bout de mes doigts se glacer. Face à moi, sur l'autre rive, se trouvent les trois esprits de la famille de Marigold.

Tu nous as retrouvé !

Elise, qu'est ce que tu fais là ?

Tu vas attraper froid ou te faire attraper par un loup, tu ferais mieux de rentrer.

Ils parlent tous en même temps, mais j'entends chaque voix distinctement dans ma tête. Je m'accroupis et touche le bord du ruisseau. Ma main effleure à peine l'eau et pourtant j'en ressens toute la force.

Sans savoir pourquoi, je sais que c'est là. Là où les trois enfants ont perdu la vie.

Ils m'entourent à présent, et de la buée s'échappe de ma bouche entrouverte.

Au début, ils amenaient des fleurs.

On nous a même amené des offrandes, c'était rigolo. Jusqu'à ce qu'on se rende compte qu'on ne pouvait pas les manger...

Ils ont vite arrêté de venir.

Je hoche la tête et me relève. Je n'ose pas imaginer le traumatisme de la famille qui a vécu la perte de ces trois enfants.

Dis Elise ?

On peut rester avec toi ?

-Comment ça ? Pour quoi faire ?

Pour s'amuser... On sort si peu du bourg...

J'ai toujours voulu voir l'Académie !

S'il te plaît...

J'hésite. Je ne suis pas sûre d'avoir envie de me trimballer l'esprit de trois enfants plus ou moins surexcités à longueur de journée.

Juste...À l'occasion.

On se fera tout petit.

On veillera de loin.

Tu sais qu'on ne peut pas se déplacer trop loin si on n'est pas lié à un médium... S'il te plaît.

Je soupire. Je savais déjà où cette conversation nous mènerait donc je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Les esprits ont des pouvoirs limités. Ils sont généralement liés à un ou plusieurs lieux. Celui de leur mort, celui de leur triomphe, quelque chose qui a un sens. Ils ne peuvent pas s'en éloigner, surtout les esprits les plus faibles comme ces trois là. La seule solution pour eux serait de s'attacher à un communiquant. Rien de bien sorcier pour le coup, un accord tacite est suffisant. Vous n'imaginez pas le nombre de problèmes que certains ont en se liant à des esprits un peu trop fourbe ou malicieux. Pour cette raison, j'hésite quelques instants. Mais se lier à un ou plusieurs fantômes est un pas de plus dans le chemin des réussites de mon cursus. Je veux croire en mon instinct pour une fois, et en la possibilité que si mes pas m'ont mené là, c'est qu'il y a une raison. Espérons qu'elle soit positive.

-Très bien. Je vous autorise à me suivre à l'Académie. Mais vous vous faîtes tout petit. Je n'ai pas envie de me faire remarquer. Et vous me laissez tranquille ; je tiens quand même un minimum à mon espace personnel...

Tu finiras par nous oublier, promis !

Je ne sais pas pourquoi, mais je doute de cette affirmation..


Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant