59ème fragment : Naël

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XCVI - Amour paternel

Il tapote sur son bureau. Ses ongles sont rongés, le son est donc sourd et sec, différent de celui de la manucure parfaite de Maia quand elle s'impatiente. Mais une Maia agacée reste quand même moins impressionnante que Ernan Mulberry. M'expliquer sur la situation n'a pas pris très longtemps. Je l'ai senti puiser directement à la source, mon cerveau névrosé donc, le reste des informations que je n'ai pas formulé. Il est fort, très fort. Ce n'est pas un simple empathe, il n'occuperait pas ce poste sinon. Vous imaginez si vous pouviez déchiffrer toutes les pensées du directeur et chercher les éléments compromettants ? L'Académie n'aurait pas pu cacher la Source pendant si longtemps. Ça doit déjà être frustrant pour eux qu'une bande de première année mette tout leur plan de dissimulation en défaut.

-Monsieur Lecendre. Savez-vous ce qui est arrivé aux quatres de Berbridge suite à leur rituel d'Éveil de la Source?

-D'après ce qu'on nous a raconté sur Paul Lecendre, je dirais qu'ils ont sombré dans une espèce de semi-folie après avoir fait face à la conséquence de leurs actes? Herbet a perdu sa place de directeur. Hyacinthe est morte, les trois autres ont quitté l'académie, d'une façon ou d'une autre.

Il hoche la tête, laisse son regard errer vers la fenêtre.

-Paul, Marcus et Elena sont retournés dans leur famille. Le ministre Providence, malgré son affection pour son beau-frère, n'a rien pu faire d'autre que de camoufler la mort de Hyacinthe et le réveil de la source dans lequel chaque élève passant par ici puise inconsciemment. Le secret est jalousement gardé, et un simple "accident" ne saurait mettre en péril des siècles de préservation.

Il dit ça comme s'il récitait un texte. C'est peut-être le cas. Chaque directeur doit savoir exactement dans quoi il s'embarque avant de prendre ses fonctions.

-Une mort n'est pas un accident, je lui réplique. Mlle Loisel aussi était un accident?

Il rit.

-Vous avez provoqué la mort de Mlle Loisel. Vous et vos amis.

-William Field n'est pas notre ami. C'est lui qui...

Il balaie mes protestations d'un mouvement de mépris. Je me renfrogne. Qu'il puisse nous mettre sur le dos les conséquences de ses actes et ceux des ministères successifs me met en colère.

Un autre regard indéchiffrable de sa part. Il reprend.

-C'est Christian Herbet qui a découvert le corps de Hyacinthe. Près d'elle, les trois élèves de l'Académie gisaient, inconscients. Il a appelé à l'aide. Les professeurs de l'époque ont réussi, en mettant leurs dons en commun et dans un temps record à contenir la Source. Il faut dire que les petites expérimentations de Lecendre ne passaient pas inaperçus.

-Pourquoi n'ont-ils pas agi plus tôt? Si j'en crois ce que Elise m'a rapporté du bourg, leurs expériences ont laissé des traces. Des indices plutôt difficiles à cacher.

Ernan se passe la langue sur les lèvres. Il cherche ses mots.

-Christian Herbet était au courant. Même plus que ça... Il a joué un rôle actif dans l'élaboration du rituel de l'éveil.

Je fronce les sourcils, perplexe.

-C'était un normé.

-C'était un homme intelligent. Bienveillant, mais pas idiot. Il a cerné le potentiel de la Source. Pour lui, pour sa famille, pour Forzerand.

-Vous voulez dire qu'il a mis le monde des Sciences Noires en péril par intérêt purement égoïste? Pour des convictions incertaines?

-En quelque sorte. Il a toujours été fasciné par l'occultisme, et l'occasion était trop belle. C'est pour ça qu'il a mêlé sa propre fille à toute cette histoire.

-Christian Herbet n'avait pas de fille...

-C'est ce que disent les manuels. En vérité, sa fille lui a permis de faire le lien avec les élèves les plus doués de sa génération. Elle les a menés aux bons endroits, aux bons moments. Elle devait les sortir tous les deux de leur condition normative. Mais elle a échoué.

Je secoue la tête pour éclaircir mes pensées. Mulberry a parlé de trois élèves. Quand j'y pense... Je relève la tête, ébahi.

-Hyacinthe...

-N'était pas une élève, complète t-il. C'était la fille de Herbet. A sa mort, le ministère a effacé toute trace de son existence. Plus que l'échec, c'est le fait d'avoir provoqué la mort de sa fille qui a perdu Mulberry. Il n'a pas survécu au chagrin.

Les points sont connectés, le puzzle est complet. Alors pourquoi est-ce que je sens un creux dans ma poitrine?

Ernan se lève de sa chaise, me laisse quelques secondes pour réfléchir à notre conversation avant de reprendre la parole.

-Si Madame Lecendre et Monsieur Field ont décidé de s'allier pour libérer la source et l'utiliser, je vais les en empêcher.

-Comment? Il n'y a pas d'autres solutions pour calmer sa colère. Field nous a dit qu'elle ne pouvait pas se calmer maintenant qu'elle était sortie du sommeil et senti à nouveau le goût du sang.

-Vous êtes bien naïf de penser ça.

Il enfile son manteau, en rabat la capuche.

-Il y a encore une chose à savoir sur ce rituel. Suivez-moi.

Je ne sais pas pourquoi, mais ma confiance envers cet homme est immédiate. Le fait qu'il ait choisi de tout m'expliquer me conforte dans mon choix. Je me lève et lui emboîte le pas.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant