17ème fragment : Elise et...

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XXIV - Fantômes

A peine arrivée dans la salle commune, Naël m'a planté pour rejoindre un ami de son cours, un certain Timothé qui lui a proposé une partie de billard. Je m'y attendais, mais mon agacement reste prononcé. Je regarde autour de moi, étonnée. C'est le premier endroit du château que je qualifierais de chaleureux. Il y a des couleurs, une cheminée avec des sièges confortables, de la musique et de quoi se distraire. Des instruments, une table de billard, un jeu d'échecs... Je comprends mieux pourquoi les jumeaux et Maia y passent tant de temps en dehors des cours. Malheureusement, aucun d'eux n'est là.

J'ai réussi l'exploit de faire la conversation avec deux premières années depuis notre arrivée, petit exploit de ma part. Malgré mes efforts, ces conversations se sont soldées par des silences un peu gênants, et je me retrouve maintenant à regarder l'heure d'un air distrait.

C'est encore long 20 heures?

Je m'ennuie...

Pourquoi on ne fait rien?

-Roh, la paix.

J'ignore les quelques regards qui se sont tournés vers moi et me dirige vers le fond de la pièce. Je vais faire une pause toilette, au moins ça m'occupera dix bonnes minutes.

-Et ne me suivez pas, s'il vous plaît.

J'entends un rire fantomatique et je sens immédiatement l'atmosphère se réchauffer. Je n'avais plus conscience du poids de leur présence. Je demande mon chemin à quelques élèves qui me l'indiquent gentiment.

Je monte au premier étage, celui des toilettes et des salles de bain. Même si elles sont communes, elles sont très propres, et surtout très luxueuses. Même les bains communs ressemblent à des bains à l'antique. Ce qui est d'autant plus impressionnant c'est le fait que l'état général de la tour Sud est dû aux étudiants. Les plus âgées sont chargées de son entretien, et surtout de la délégation des tâches ménagères et de la bonne tenue des pièces aux plus jeunes, des chambres à la salle commune.

Je pouffe de rire en imaginant Maia mettre ne serait-ce que le bout de ses ongles manucurés sur une feuille de planning ou d'organisation.

Toute à mes observations et mes réflexions, je me rends compte que je ne reconnais pas le chemin du retour. Pourtant, je suis à peu près sûre de moi. Et pour être honnête, l'architecture de la tour n'est pas particulièrement difficile à comprendre, même pour moi. Mes pas ralentissent à mesure que j'avance, et l'inquiétude me saisit. J'ai l'impression que ce couloir n'a pas de fin.

Je songe à faire demi-tour, mais tout à coup un froid me saisit. Je reconnais le frisson caractéristique de la présence d'esprit. Pourtant, aucune commune mesure avec ce que je ressens avec "mes" trois esprits habituels. Je suis glacée jusqu'à l'os et mes dents s'entrechoquent.

Au bout du couloir, une porte est apparue. Ne voyant pas d'autre option qu'avancer, je tends la main en tremblant et l'ouvre d'un coup, de peur qu'elle ne disparaisse et me laisse dans ce couloir inhospitalier. J'entre à petits pas, et la porte se referme derrière moi dans un claquement sonore. Je serre mes bras contre mon corps pour me réchauffer et détaille la pièce où je suis entrée. Je remarque rapidement l'absence de fenêtre. Pourtant, j'y vois comme si nous étions en plein jour en dépit de l'absence de luminaires. Cette pièce me fait un effet étrange. Elle ne devrait pas être là. Je ne devrais pas être là.

N'étant pas à une bizarrerie près, je m'approche de l'élément central. Un cercle rouge, imposant, qui trône en plein milieu. Je pense d'abord à un motif rituel particulièrement élaboré. Une odeur douce et ferreuse me prend le nez, et je constate avec horreur que le cercle n'est pas rouge ; le tracé est creusé dans le sol. Il est simplement recouvert d'une matière visqueuse et vermeille. Comme si...

-C'est plutôt impoli de pénétrer quelque part sans y avoir été invitée...

Je sursaute et me retourne vers la porte. Sur le seuil se trouve une jeune femme.

Non.

Un fantôme de jeune femme. Sa robe longue et fluide semble dater du siècle dernier, de même que sa coiffure, un chignon particulièrement élaboré laissant échapper de longues mèches ondulées. Les couleurs qui la caractérisent sont pâles, comme si je regardais une très vieille photo. Elle devait être rousse, et sa robe, violette. Mais ce n'est pas le seul élément perturbant. Ses yeux qui me fixent sont entièrement noirs. Pas une once de blanc. Ses pupilles, elles, sont complètement rouges. Ne pouvant soutenir ce regard, je baisse les yeux et me fige. Son cou est coupé. En plein milieu de sa gorge, il y a un vide, comme si sa tête flottait au-dessus du reste de son corps. Quelques filaments rouges relient les deux parties. Mon estomac se soulève à cette idée.

-Et c'est tout aussi impoli de regarder la poitrine d'une jeune fille sans y avoir été invité...

Sa voix est douce, agréable, et je détourne le regard en rougissant, clairement perturbée.

-Désolée...Je ne regardais pas...J'ignore comment je suis arrivée là. J'imagine que vous avez besoin de mon aide...

-Ton aide?

Un rire cristallin s'échappe de ses lèvres.

-Non. Je n'ai demandé l'aide de personne. D'ailleurs, je ne connais même pas ton nom.

-Elise. Elise Lecendre.

Elle marque un temps d'arrêt, comme si mon nom lui était familier, puis secoue la tête comme pour chasser une mauvaise pensée.

-Enchantée Elise. Je suis Hyacinthe.

Drôle de prénom. Pas de nom de famille.

-Qu'est ce que vous faîtes ici ?

-Je vis ici. Contrairement à toi.

-C'est vrai. D'ailleurs je devrais y retourner...

Elle semble peinée, mais compréhensive.

-Je te fais peur Elise?

Il serait hypocrite de dire non, alors je me contente de secouer la tête. Elle s'écarte pour me laisser accéder à la porte. Je passe à côté d'elle, et une sensation étrange me saisit la poitrine. Je la regarde et nos yeux se rencontrent à nouveau. L'espace d'un instant le temps s'arrête, tout comme mon souffle. Elle est sur le point de dire quelque chose, mais se ravise à la dernière seconde, se contentant d'un lacunaire :

-Pars, Elise.

Je lui obéis, toujours avec cette sensation de décalage avec le réel, et franchis le seuil. La porte disparaît derrière moi.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant