61ème fragment : Naël, Mulberry

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XCIX- Os glacés

J'aurais dû prendre une écharpe parce que je me pèle vraiment les fesses. Quand Mulberry m'a demandé de le suivre, je ne pensais pas que nous descendrions dans les fins-fonds de la tour Ouest. D'après ce qui se dit, c'est aussi là qu'il a établi ses appartements. Il ne doit pas craindre le froid. Peut-être grâce à ses quelques dons de communicants.

-Saviez-vous, monsieur Lecendre, qu'avant que je décide de m'installer ici, les précédents directeurs et directrices habitaient dans la tour Nord?

Je suis concentrée sur mes pas pour ne pas me casser la figure dans ces escaliers qui ne cessent de mettre ma vie en danger, mais je parviens à marmonner un vague assentiment.

-Rien que pour changer l'ordre des choses sur l'usage de ma propre chambre à coucher, j'ai dû en formuler la demande express au Ministre lui-même. Vous imaginez bien que ça m'a été reproché après la mort tragique de Mlle Loisel. Si j'avais été plus près, j'aurais pu intervenir, bla bla bla... Vous imaginez la chanson.

Sa lampe suffit à nous éclairer. Nous avons atteint les sous-sols. On dirait la réplique de la tour Nord. Le côté inquiétant et la Source en moins. Il franchit une petite porte en bois et entre dans un appartement. Ou une tentative d'appartement. On dirait le cliché d'une chambre d'étudiant. Tout fait écho au cabinet de curiosité qu'est son bureau. On dirait que c'est une annexe de ce dernier, sauf qu'il y a un lit au milieu. Recouvert de tellement de bazars que je me demande s'il y dort où s'il se contente du tapis au goût douteux qui sert de descente de lit.

Il n'a pas la décence de paraître embarrassé et se met en quête de quelque chose. N'ayant pas d'endroit dégagé où poser mon derrière, je me contente de rester debout au milieu de la pièce. Je ne sais pas si Ernan Mulberry ramène parfois des conquêtes chez lui, mais vu son antre, je comprends le célibat.

-Ma vie personnelle ne regarde que moi Monsieur Lecendre.

Je rougis et détourne le regard. La vaisselle sale accumulée dans un évier de fortune me paraît tout à coup parfaitement intéressante.

Il me tire de ma contemplation en revenant avec un livre usé. Un album photo.

-Quand j'ai décidé de m'éloigner de la Source, parce que je ne voulais pas finir complètement obsédé comme ce pauvre Herbet ou comme les pauvres étudiants du rituel, j'ai retrouvé des documents qui avaient appartenu aux précédents directeurs et directrices.

Je prends l'album et le feuillette. Il y a des dizaines de clichés à l'ancienne, de Christian Herbet que je reconnais d'après le livre vu avec Loïs, souvent accompagné d'une femme, aux différents stades de sa vie. Bébé, enfant, adolescente, jeune adulte. L'album s'arrête en plein milieu sur un cliché la représentant au milieu d'un salon, le regard franc, le sourire malicieux et la robe soignée. C'est bien elle que j'ai vu à la Source.

-Hyacinthe Herbet.

-Elle-même. Une jeune fille charmante, bien que constamment dans l'ombre de son père. Inconnu du grand public. Une aubaine quand il a fallu la sacrifier pour préserver le secret.

Je sursaute, comme si l'ouvrage me brûlait.

-Pardon?

Il me tend une autre feuille. Une facture d'un croque-mort local. Au nom de Joline Dano. La description du corps y est brièvement mentionnée. Torse et jambes lacérées. Traces de brûlures. Il semble manquer le plus important.

-La tête...

-N'a pas été coupé par la source. Quand Herbet est descendu, convaincu que le rituel était terminé et le succès à portée de main, il est tombé sur les trois étudiants, évanouis. Et sa fille, Hyacinthe.

-Vous me l'avez déjà dit. Il a trouvé le corps.

-Elle n'était pas encore morte.

Je fronce les sourcils.

-Comment ça? La source l'a bien décapitée, comme elle l'a fait avec Loisel?

-Une petite plaisanterie de la Faille. Une moquerie. Ce n'est pas comme ça que Hyacinthe est morte. Elle respirait encore. Dans une semi-conscience, mon ancêtre, Elena Mulberry a entendu la scène. Elle a longtemps cru que ce n'était qu'un rêve. Mais elle avait raison. Parce que quand il a fallu rendormir la Source, tous les professeurs présents ont su qu'il n'y avait qu'une solution. La Source réclamait du sang. Elle était prête à se répandre dans tout le château, dans Berbridge, dans Forzerand.

Mon estomac se tord quand je comprends où il veut en venir.

-Un sacrifice.

Le mot est ferreux dans ma bouche, comme imprégné de sang.

- La forme la plus sale et la plus corrompue de toutes les Sciences Noires. Terrible, et pourtant très efficace. Le rituel a calmé la source. En échange de l'âme de Hyacinthe.

-Mais ça n'a pas suffi.

-Bien sûr que non. Ces abrutis suffisants n'avaient jamais pratiqué ce type de magie auparavant. Ils se sont contentés de mettre un pansement sur un membre coupé. Au premier signe, elle s'est agité. Quand j'ai été engagé pour la surveiller, je la sentais bouillonner sous la surface. Ce bouillonnement n'a fait que s'accentuer lorsque William Field a rejoint l'Académie. Et quand Elise est arrivée à l'école, elle a senti l'opportunité.

-Et maintenant Field et Elise veulent la réveiller complètement, je murmure, prenant conscience de l'ampleur de la gravité de la situation.

-Elle n'attend que ça. Et ils échoueront eux aussi. Une autre tragédie va se reproduire, comme votre amie Maia l'a senti dès le début.

Il n'est pas si sûr de lui que ce qu'il aimerait montrer, je le perçois dans la seconde de doute qui s'est immiscée dans son esprit.

-Vous en êtes certain?

-Dans tous les cas, cette chose est trop dangereuse pour que quelqu'un mette la main dessus.Il n'y a qu'une chose à faire. Couper le lien et la replonger dans le coma.

-Le lien?

Il pose le doigt sur l'album photo.

-Ce lien.

Sans attendre ma réponse, il reprend l'album et le remet là où il l'a pris. La tête me tourne.

-Ça fait plusieurs semaines que je cherche l'élément central qui me permettra de clôre tout ça. Rejoignez moi demain après les cours devant le portail. Cela m'étonnerait que votre cousine et Field ait eu le temps d'être prêt en si peu de temps. Ils doivent encore en être à tâtonner. Nous devons leur couper l'herbe sous le pied au plus vite.

Je me contente d'acquiescer. Il a objectivement raison. Mais je pense à Elise et je me sens mal.



Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant