Douzième fragment : Naël

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XVIII- L'inconnu du troisième rang

Il y a plusieurs choses que je déteste. Les poires. Le froid hivernal. Mes frisottis. Mais par-dessus tout, je déteste devoir me battre pour trouver une place dans une salle pleine d'étudiants bouillonnant d'hormones et de sentiments réprimés. Comme on nous l'a conseillé ce matin, j'ai légèrement réduit ma dose du midi. Je pensais retrouver Elise quelque part, mais la connaissant, elle a dû se réfugier à la bibliothèque. Je me faufile entre deux libellules et me retrouve au premier rang. Pas ce que j'aurais choisi, mais ce n'est pas comme si j'avais le choix. Les derniers élèves s'installent et le professeur, un petit monsieur grisonnant à la voix aiguë, nous déballe son introduction. Je l'ignore et me retourne pour détailler la salle du regard. Je vois certains de mes camarades empathes me saluer rapidement, mais j'ai déjà oublié leurs noms, et ce ne sont pas eux que je cherche.

Il me faut trente secondes pour repérer Elise. Elle est coincée entre une jolie fille très sophistiquée habillée en blanc et une jeune fille noire en salopette qui m'est tout de suite sympathique.

Mais mon attention est vite attirée par le garçon à ses côtés.

Nos regards se croisent et je me retourne vivement, m'enfonçant un peu plus sur ma chaise. C'est l'inconnu qui m'a bousculé tout à l'heure. Ou que j'ai bousculé. Allez savoir, tout est une question de perspective. Il est encore plus beau que dans mes souvenirs.

Souvenirs qui datent d'il y a à peine quelques heures, soit.

Je me concentre sur le professeur dont j'ai oublié le nom en attendant la fin du cours.

Après deux heures qui me semblent interminables, je me faufile jusqu'à la sortie pour attendre Elise. Comme je m'y attendais, elle m'a aussi repéré et se dirige droit vers moi.

-Alors, cette journée loin de ton cousin préféré ?

Elle lève les yeux au ciel.

-Allez, je sais que je t'ai manqué.

Une voix interrompt le discours sur l'amour familial que je réservais à ma cousine.

-Toi tu dois être Naël Lecendre, c'est ça ?

C'est la fille sophistiquée qui me détaille avec une attention que je pourrais trouver agréable si elle n'avait pas un regard si scrutateur.

-Lui-même. A qui ai-je l'honneur ?

-Maia Ethan. Et voici Lucy et Loïs Coste.

-Tu sais, il faut vraiment que tu laisses les gens se présenter par eux-même, l'interrompt Elise.

Surpris, je me tourne vers elle en même temps que les trois autres. Le fait d'être au sens de l'attention la fait rougir et elle nous tourne le dos pour s'éloigner, m'intimant en pensée de la suivre.

Je jette un regard plein d'excuses à Loïs et sa sœur, ignore la miss Opalie et me lance à la poursuite d'Elise.

Son agacement me permet de la retrouver dans la cour intérieure. Elle se tient sous un arbre multi-centenaire à l'allure sinistre. J'ai peur qu'à tout moment une branche nous tombe dessus.

Je sens très vite qu'elle ne souhaite pas parler, alors je me tais et la suit vers la sortie. Je me retiens de lui faire une réflexion sur la façon déplorable dont elle gère les relations humaines. C'est un sujet sensible, et elle le sait. Le fait qu'elle ait adressé la parole à plus d'une personne aujourd'hui est déjà un exploit. A la crèche, elle restait dans son coin telle une poupée effrayante en porcelaine. Quelle angoisse quand je l'ai vu pour la première fois. Heureusement qu'elle s'est un minimum décrispé. Un minimum.

Juste avant de franchir le portail, un frisson me parcourt l'échine et je me retourne.

Les trois élèves de tout à l'heure nous regardent. Je n'ai d'yeux que pour Loïs qui me sourit.

Je détourne rapidement la tête, maudissant ce satané don qui me fait ressentir les choses avec beaucoup trop d'intensité.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant