60ème fragment : Elise, Hyacinthe

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XCVII - Comedia

J'aurais juré avoir vu Naël essayer de me rejoindre pendant la répétition de la troupe du club de théâtre.

Il avait l'air énervé

Il a changé d'avis, je ne le vois plus

Pourquoi tu ne dis pas la vérité Elise? Il comprendrait peut-être.

Il ne comprendrait pas. J'en ai la certitude. Il connaît mes sentiments pour Hyacinthe. Il les a vu, les a senties. Et l'incompréhension dans son regard était plus blessante que tout ce qu'il aurait pu dire. Nous nous reparlerons après. Quand il verra que j'ai pris la bonne décision.

Mais est-ce que c'est la bonne décision?

Il est interdit de frayer du côté trop sombre des forces occultes

Renforcer un fantôme c'est contraire à toutes les règles.

-Taisez-vous. Vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes à peine conscients, je murmure furieusement.

...

Assez conscient pour émettre des doutes

Laissez là, apparemment elle n'a pas besoin de nous.

Je sens la chaleur me revenir peu à peu alors que mes trois esprits s'éloignent. Je grimace et me passe la main nerveusement dans les cheveux. Je suis à cran. Ça ne me ressemble pas. C'est la première fois que je fais face à une situation si étrange et si émotionnellement compliquée pour ma morale et mes convictions. Le fait de ne pas dormir et de mentir à mes amis n'aide pas vraiment à alléger ma conscience.

-Je ne te connaissais pas admiratrice de pièces de théâtre, Lecendre.

Je me tourne vers William. Ses yeux sont fixés sur la troupe amateure, mais son attention est toute tournée vers moi. Je n'ai pas besoin d'être empathe pour savoir qu'il est aussi nerveux que moi. Demain soir, nous descendrons à la Source. J'ai profité de ma pension à Berbridge pour rassembler petit à petit tout le matériel qu'il nous fallait. Il a conçu et réfléchi chaque mot, chaque formule du rituel, calculé l'emplacement de la moindre bougie, de la moindre minute en fonction du cycle lunaire. Malgré mon aide, il est épuisé lui aussi.

-J'ai toujours aimé la littérature. La poésie et le théâtre sont deux disciplines que je ne maîtrise pas. J'ai beaucoup d'admiration pour ceux qui sont capables de se mettre à nu de cette manière.

Il me jette un regard en coin. Ces derniers jours, je lui ai découvert un visage plus sombre, moins avenant, mais plus naturel. Etrangement, je me sens en confiance avec lui. Ses intentions ne sont pas si mauvaises, il serait hypocrite de ma part de le juger au vu des miennes.

-Mon père trouvait que la littérature était inutile, soupire-t-il. Du simple amusement pour la masse incapable de pratiquer les "vraies" sciences, celles qui servent au bien commun et font la fierté de Forzerand.

-Un homme charmant, donc.

-Un idiot. Façonné par les récits murmurés sur le destin de Marcus Field, injustement bridé dans ses capacités par le ministère de l'époque. J'ai entendu parler de cette mystérieuse source dès mon plus jeune âge.

Je me mords les lèvres et m'avance pour lui faire face, lui obstruant la vue sur les comédiens qui entament le dernier acte.

-Est-ce que tu es sûr de toi?

Il plonge son regard dans le mien. Il a retrouvé la distance et l'insolence de façade qu'il a toujours montré.

-Et toi? Est ce que tu es prête à te faire connaître pour autre chose qu'être la fille de Proserpine Lecendre?

Je déglutis et hoche la tête.

Il sourit, pose sa main brièvement sur la mienne.

-Alors à demain soir.

J'ai la nausée quand il s'éloigne de moi. Sur la pelouse, la comédienne qui joue le rôle de Ronan s'effondre théâtralement au sol, poignardé par sa bien aimée revenue d'entre les morts.

XCVIII- J'aurais aimé

Je suis retourné près de la rivière, sur le pont du bourg de Berbridge. Hyacinthe se tient à mes côtés, en silence. Je sens de l'hésitation dans son attitude, de la fébrilité. A moins que ce soit moi qui calque mes propres sentiments sur les siens. Le rouge à son cou me paraît briller dans la lumière du crépuscule, presque comme un bijou. Le jour se couche plus tard aujourd'hui qu'hier.

-Demain tout rentrera dans l'ordre, je murmure en regardant l'eau s'écouler.

-C'est toi ou c'est moi que tu essaies de convaincre?

Je ris nerveusement.

-Peut-être un peu des deux.

Sa main se pose sur la rambarde du pont, à côté de la mienne. Je sens sa froideur, mais je sais que si j'essaie de la toucher, ma main ne rencontrera que du vide.

-C'est trop tard pour te convaincre de ne pas courir de risques et avorter ce projet?

-C'est différent cette fois. Tout se passera bien. Berbridge ne subira plus les sautes d'humeur de sa Source. Et toi tu en seras libérée. Tu le vois bien, elle est de plus en plus imprévisible. Tu ne la contrôles pas. Plus. Ce fardeau que le premier rituel t'a condamné à porter, nous allons t'en libérer.

-Et si William perd le contrôle? Vous êtes trop jeunes pour une telle quantité de pouvoir.

-Il dit que le ministère n'aura pas d'autre choix que de nous laisser faire? Nous serons les seuls à pouvoir contrôler et diriger toute l'énergie accumulée dans la faille. Leur but est de dissimuler. Il faut les obliger à sortir du bois.

-Ce sont des gens dangereux. Prêt à tout pour conserver leurs intérêts.

-Les familles Field et Lecendre ne sont pas n'importe qui.

Elle tressaille.

-C'est ce que disait Paul.

Je grimace, soudain mal à l'aise.

-Je ne suis pas...

-Ton ancêtre, je sais. Tu es la première Lecendre qui a pu me voir, et parfois j'ai des réminiscences du passé...

Nous restons silencieuses. A ma grande surprise, c'est elle qui reprend la parole.

-Je pourrais sentir les odeurs à nouveau...

-Sentir le soleil sur ta peau.

-La pluie.

-Surtout la pluie. Nous sommes à Forzerand après tout.

Elle rit et mon cœur s'illumine. Sa peau est si blanche qu'elle donne l'impression de briller. Son regard si particulier et ses longs cils me fascinent. Sa bouche entrouverte d'où ne s'échappe aucun souffle me fascine autant qu'elle me dérange. Je veux lui rendre une part de son humanité.

-J'aurais aimé pouvoir t'embrasser.

Je suis sous le choc d'avoir osé prononcer ses mots. Mon cœur s'emballe, attendant sa réaction face à cet aveu. Tout ce que j'ai appris depuis toute petite me revient en tête. Les fantômes ne sont que des empreintes, des personnalités altérées, il est impossible d'en attendre des réactions logiques et humaines. Et si je me trompais? Si Hyacinthe ne dérogeait pas à la règle ?

Elle ferme les yeux, et l'espace d'un instant son corps semble trembler, comme si elle allait basculer dans la rivière. Quand elle les rouvre, je vois, l'espace d'un instant, l'apparence qu'ils avaient avant. Un vert-gris commun, mais magnifique sur elle. Elle cligne les yeux, ils se recouvrent à nouveau de noir.

-J'aurais aimé que tu puisses le faire.

Elle disparaît avant que je ne puisse répondre, me laissant seule avec mon cœur prêt à exploser.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant