Troisième fragment - Naël

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VI- Le monde est si bruyant.

Je n'entends pas vraiment les pensées, en tout cas pas sous forme de mots ou de phrases construites. Personne ne pense de façon ordonnée. Cela s'apparente plutôt à des bribes dont il faut reconstituer le puzzle. Pour nous, ceux qui pratiquons la perception, nous sommes capables de ressentir, ordonner les pièces et interpréter. Personnellement, j'utiliserais plutôt le terme subir.

Vous n'imaginez pas à quel point ressentir les sentiments et les envies de ses camarades à l'adolescence est épuisant. La soupe d'hormone d'une classe de garçons de 17 ans est une chose que je ne souhaite même pas à mon pire ennemi.

L'isolement est pour nous moins une question de volonté qu'une question de survie. Moins d'un Percepteur sur deux souhaite étudier son don et le perfectionner. La plupart se contentent de prendre des médicaments qui endorment la partie du cerveau qui nous permet ce petit miracle intrusif. Mais quand on fait partie d'une des familles les plus anciennes de Forzerand, et dont la réputation s'est fondée sur les Sciences Noires, la pression familiale est plus forte que le confort personnel. Et pourtant, qu'est ce que j'aimerais pouvoir avoir des relations normales avec un camarade sans sentir directement son envie de me sauter.


VII- Au bord du fleuve

-Ce ragoût est délicieux, et pourtant j'ai quand même envie de me jeter dans le fleuve, tu penses que c'est normal ?

Elise me jette un regard réprobateur. Ma franchise passe souvent pour de l'impolitesse. Mais qu'y puis-je ? Vous le seriez aussi à ma place. Franc bien sûr, pas impoli... Quoi que...

-Oui, d'accord, c'est une façon de parler. Mais ne me dis pas que tu es plus enthousiaste que moi à l'idée de commencer tes classes, je ne te croirais pas.

Elle hausse les épaules et je reprends un bout de pomme de terre. Elise peut économiser sa parole avec moi, et je pense que ça lui plaît. On se connaît depuis trop longtemps pour remettre en cause la manière dont fonctionne notre amitié. Je suis le clown au cœur fragile qui parle trop et elle la jolie fille taciturne qui cache sa maladresse sociale.

Vous dîtes névrosés, je dirais plutôt attachants.

-En fait, j'aimerais bien que nos noms de famille ne soient pas utilisés. Je suis fatiguée de porter le nom des Lecendre. Surtout depuis quelques semaines.

Je hoche la tête. Si sa voix n'a exprimé aucun ressentiment, il en va autrement pour l'entièreté de son âme. La peur de l'échec et du regard des autres l'englobe comme un halo de noirceur particulièrement seyant, mais pas très positif.

Je me plains beaucoup, mais c'est plus dur pour les gens comme elle. D'autant plus quand on est en deuil. Nous finissons notre repas dans un silence plein de sous-entendus. Préparé par la tenancière de l'auberge, il nous permet de ne pas défaillir, même si nos estomacs noués par le stress ne semblent pas appeler la nourriture. J'ai l'impression d'être à nouveau un enfant, à l'aube de sa rentrée à l'école. Sans parents aimants pour l'accompagner, et avec la perspective d'un cursus plein de pénibilité. En bref, j'aimerais rentrer chez moi.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant