25ème fragment : Elise

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XXXV - En haut de la tour

Je m'arrête pour reprendre mon souffle, les mains sur les cuisses, les poumons en feu et l'égo dans les chaussettes. Quand on m'a annoncé que Mulberry me convoquait dans son bureau, je ne m'attendais pas à devoir gravir 10 étages.

La jeune femme qui est venu me chercher me regarde du palier supérieur. Sa broche libellule dorée sur la poitrine et l'assurance tranquille qu'elle dégage me font comprendre que c'est une dernière année. Je sais que Mulberry fait parfois appel à des dernières années pour l'assister dans diverses tâches. Ils doivent avoir des mollets et des cuisses en béton à force de gravir ce nombre de marches insensé.

-On peut faire une pause plus longue si tu préfères.

Ma fierté m'empêche d'acquiescer.

-Non c'est bon. Allons-y.

Ben alors Elise, il faut se mettre au sport

C'est fou ce que les êtres vivants manquent d'endurance!

Ça a du bon de ne pas avoir de corps finalement, tu vois?

Est-ce que c'est possible de jeter des fantômes par la fenêtre?

-Et voilà. Mr Mulberry nous attend.

Je me compose une attitude qui ne soit pas celle d'une jeune adulte bien en dessous de la forme physique attendue à son âge, tripote ma tresse nerveusement pour remettre quelques mèches en place et redresse mes lunettes sur mon nez brillant de sueur. Je suis la dernière année qui traverse un petit couloir et passe le pas de la seule porte qui nous fait face.

La première chose qui me frappe c'est que le bureau de Mulberry est vraiment très grand. Il ressemble un peu à un cabinet de curiosité du 19ème. Boisé et circulaire, rempli de meubles, de maquettes, de bocaux et d'éléments morbides comme ce squelette de lapin reconstitué et ce cœur humain sous formol. Les fenêtres elles-mêmes sont à moitié condamnées par la montagne de boîtes qui se trouve devant. Typiquement le lieu de travail du savant fou qu'il a la réputation d'être.

-Madame Lecendre. Nous vous attendions.

J'arrête d'analyser chaque bizarrerie de la pièce et me concentre sur son centre où trône un énorme bureau en bois massif. Ernan me regarde avec une expression qui me laisse perplexe. Je ne sais pas s'il s'agit d'ennui ou de mépris. Maia est assise en face, les jambes croisées, et regarde ses ongles avec un intérêt que je sais superficiel.

La dernière année me laisse passer et quitte la pièce, refermant doucement la porte derrière elle. Elle aurait pu s'épargner les étages. Le directeur qui lisse sa moustache me fixe comme un méchant de film d'action. Je m'empresse de m'asseoir à côté de Maia.

Un silence s'installe, que même ma bavarde camarade n'interrompt pas.

-Elise, j'imagine que tu sais pourquoi je vous ai convoqué toutes les deux ?

Je hoche la tête et jette un regard à Maia.

-Maia m'a parlé de son rêve. Et le règlement de l'école vous oblige à vous pencher sur ce genre de cas.

-De façon générale, ce genre de soucis est très vite réglé. Les premières années, et particulièrement les rêveurs, ont tendance à mal interpréter leurs rêves. Si tous les élèves qui sont morts en rêve dans ce château étaient vraiment décédés, je pourrais construire un cimetière dans la cour intérieure. Quoi que, après réflexion, ça serait toujours moins glauque que la tentative de jardin actuelle, ajoute t-il en marmonnant.

-Je sais très bien ce que j'ai vu. Et je n'ai jamais mal compris un seul rêve jusque içi.

Le ton de Maia est froid. Elle est vexée, un état que je ne l'ai jamais vu avoir auparavant..

-Jusque içi. Mme Ethan, vous avez bien conscience que vous n'avez que 19 ans.

-Les meilleurs rêveurs commencent jeunes.

-Les meilleurs rêveurs sont repérés tôt.

J'observe leur joute verbale avec attention. Les narines dilatées et les sourcils froncés, Maia contraste avec Ernan qui ne bouge pas d'un cil. Son charisme est beaucoup plus éclatant que lors de son discours de bienvenue. Il se tourne vers moi et son regard s'adoucit.

-Quoi qu'il en soit, je me dois d'appliquer la procédure. Elise, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, j'aimerais vous examiner.

Je hoche la tête la gorge sèche.

-Mme Ethan, vous pouvez disposer. Attendez devant la tour et n'écoutez pas aux portes, je le saurais.

Maia grimace, ramasse ses affaires et quitte la pièce à contre-coeur.

Je déglutis en reportant mon attention sur le directeur. J'aurais préféré être celle qui quitte la pièce.


XXXVI - Menaces

Ernan attend quelques minutes, le regard fixé sur la porte. Au bout d'un moment qui me paraît interminable, il se lève et contourne le bureau.

-Votre amie est bien sûre d'elle.

-Je vous avoue que ça me rassure que la question de ma mort soit prise au sérieux...

Il sourit d'un air amusé et pose les fesses sur son bureau. Ses yeux sont d'un bleu glacier, mais il ne me paraît pas si menaçant. Après tout, il n'est pas très grand et surtout très mince. Il respire plus la force intellectuelle tranquille que la menace, même si on n'est jamais sûr de rien. Son examen physique me gêne tout de même, et je serre mes mains l'une contre l'autre en baissant la tête.

-J'ai connu votre mère.

Je le sais. Ils ont dû se croiser. Pas le même âge, mais la même génération. De toute façon, tout le monde connaît ma mère.

-Vous pensez ne pas être à la hauteur, mais la façon dont ces trois enfants esprits sont attachés à vous montrent une grande sensibilité et un certain don. Les morts vous aimeront Elise.

Ses paroles cryptiques me glacent le sang. J'ignore s'il voulait me rassurer, mais je ressens plutôt l'effet inverse.

-Vous pensez que je vais mourir?

-Tout le monde meurt, madame Lecendre.

-Vous savez très bien ce que je veux dire. Maia est peut-être un peu... Intense. Mais elle ne plaisante pas quand elle parle de rêves.

Il regarde par la fenêtre, le regard lointain.

-Mais ça vous le savez très bien, je rajoute en murmurant.

-Il y a des choses qui ne fonctionnent pas toujours très bien dans cette école. Surtout en ce moment, finit-il par déclarer.

Il se lève, les mains dans les poches.

-Bien sûr, si cela se savait, je serais dans une position délicate. Et il serait inutile de mettre en branle des autorités supérieures pour des petits soucis que je pourrais facilement régler.

Je me mords les lèvres. Pourquoi est-ce que ça ressemble tant à des menaces?

-Le rêve de Maia était juste. Je n'ai pas besoin de le vérifier pour le savoir, vous vous en doutez bien. Mais vous pouvez me faire confiance sur une chose : il ne se réalisera pas. Pour la simple et bonne raison que je ne laisserais pas un événement de cet ordre se dérouler sous mon toit.

Retournez en cours Elise. Ne pensez plus à ce rêve, faîtes vos devoirs et concentrez-vous sur vos propres occupations. C'est bien compris?

Mal à l'aise, je hoche la tête.

Quoi qu'il se passe dans cette école, je n'ai plus vraiment l'impression d'y être en sécurité.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant